Contournements et sous-déclarations à l’octroi de Paris : petite fraude et grande débrouille aux portes de la capitale
Jusqu’à sa suppression en 1943, l’octroi de Paris constitua l’un des piliers de la fiscalité municipale. Prélevé sur les marchandises entrant dans la capitale, cet impôt frappait un grand nombre de produits de consommation courante : vin, charbon, viande, matériaux de construction, légumes, etc. Si l’octroi permettait de financer les infrastructures urbaines, la propreté ou les hôpitaux, il pesait aussi lourdement sur les commerçants et les Parisiens. Très impopulaire, il fut l’objet de nombreuses critiques mais aussi de stratégies de contournement et de fraude. L’histoire de l’octroi est aussi celle d’un système quotidiennement négocié, défié, contourné. Dans ce contexte, les contournements et les sous-déclarations furent autant de réponses individuelles ou collectives à un régime fiscal jugé excessif, et dont la complexité elle-même favorisait la ruse. Cet article se propose d’explorer ces pratiques en les replaçant dans leur contexte social, économique et géographique.
Le cadre fiscal et réglementaire propice à la fraude
L’octroi reposait sur une taxation à l’entrée de la ville, établie selon un tarif général fixé par le conseil municipal, et collectée à des barrières installées sur le pourtour de la capitale. Chaque produit ou marchandise était taxé selon son volume, son poids ou sa valeur, sur la base d’un tarif précis mais souvent difficilement vérifiable. La déclaration devait être faite par le marchand ou le voiturier au moment du passage. Ce système, qui reposait largement sur la bonne foi du déclarant, ouvrait la voie à de nombreuses fraudes, d’autant plus que les agents de l’octroi – malgré leur formation et leur encadrement – ne pouvaient contrôler chaque chariot ou panier dans le détail.
Le système comportait en outre des zones grises. Certains produits similaires étaient taxés différemment (le vin et le vinaigre, par exemple), ce qui incitait à requalifier les marchandises. Par ailleurs, des exemptions existaient, notamment pour les produits destinés aux établissements hospitaliers ou religieux. Enfin, la diversité des points d’entrée – par route, par voie fluviale ou ferroviaire – rendait le contrôle complet difficile.
Techniques de contournement : géographie de la fraude
Le contournement physique des barrières était une pratique ancienne, parfois tolérée, souvent organisée. Dès le XVIIIe siècle, des itinéraires secondaires, dits « chemins de traverse », longeaient les barrières pour éviter les postes de l’octroi. Ces chemins, empruntés de nuit ou à la faveur de terrains mal surveillés, permettaient d’introduire des marchandises sans déclaration. Des zones forestières comme celles autour du bois de Boulogne ou de Vincennes étaient propices à ces pratiques.
Le développement des faubourgs accentua ces pratiques. Les limites de l’octroi ne correspondaient pas toujours aux limites administratives de Paris, créant des zones de friction où la tentation du passage clandestin était grande. Des complices – voituriers indépendants, petits commerçants ou même certains agents municipaux corrompus – facilitaient le passage. Les bateaux-lavoirs ou les débarcadères situés en amont des postes fluviaux permettaient aussi l’introduction discrète de marchandises par la Seine.
Les gares représentaient un autre point sensible. Si les marchandises devaient être déclarées à leur arrivée, les vérifications restaient aléatoires. Certains expéditeurs modifiaient la nature des colis ou organisaient des livraisons fractionnées pour éviter les seuils de taxation.
Pratiques de sous-déclaration : ruses ordinaires des commerçants
La forme de fraude la plus répandue restait la sous-déclaration. Le commerçant déclarait une quantité inférieure à la réalité, ou un produit moins lourdement taxé. Le vin était fréquemment remplacé sur le bordereau par du vinaigre ; les produits de luxe étaient présentés comme des marchandises ordinaires ; les ballots de paille cachaient des barriques ; les sacs de légumes masquaient des fromages ou des viandes fumées.
Certains transporteurs développaient des techniques ingénieuses : double-fond dans les tonneaux, compartiments cachés dans les charrettes, usage de bêtes de somme portant de petites quantités mais en nombre. Les registres conservés dans les archives témoignent de cette créativité : en 1892, un voiturier fut surpris avec des caisses de vin dissimulées sous des sacs de pommes de terre destinés à un hospice, bénéficiant donc d’une exemption.
Il arrivait aussi que les quittances soient réutilisées à plusieurs reprises. En effaçant les mentions manuscrites ou en usant de complicité dans les bureaux de perception, certaines quittances devenaient des laissez-passer recyclés.
La réponse administrative : contrôle, surveillance, et limites
Face à ces pratiques, l’administration de l’octroi renforça progressivement son arsenal. Des brigades mobiles furent mises en place pour surveiller les itinéraires secondaires. Les inspecteurs pouvaient effectuer des visites inopinées dans les entrepôts, les gares ou les halles. Des patrouilles circulaient sur les boulevards extérieurs et des contrôles croisés étaient institués entre les différents bureaux de l’octroi. L’usage de registres à souche et de bordereaux signés rendait plus difficile la falsification.
Cependant, ces efforts avaient leurs limites. Les effectifs restaient insuffisants face à l’étendue du territoire à couvrir. Le coût de ces dispositifs de surveillance pesait sur la rentabilité de l’impôt. Surtout, la fraude bénéficiait parfois d’une certaine indulgence de la population et même d’élus locaux, peu désireux de stigmatiser les petits arrangements quotidiens de leurs administrés.
Entre fraude populaire et critique du système
La fraude à l’octroi s’inscrivait dans un rapport ambivalent à l’impôt : il était à la fois perçu comme légitime pour financer les services publics, mais profondément injuste dans sa répartition et son poids sur les classes laborieuses. De ce fait, contourner ou frauder l’octroi relevait parfois d’une sorte de légitime défense sociale.
Des écrivains et chansonniers, comme Bruant ou Carco, moquèrent l’omniprésence de ces « gabelous », synonymes d’un Paris surveillé et taxé à outrance. La presse, de son côté, rapportait les affaires de fraude avec une certaine ironie. Les autorités, conscientes de cette impopularité, finirent par envisager une réforme du système. La suppression de l’octroi en 1943 mit fin à cette page particulière de la fiscalité urbaine, mais laissa dans la mémoire populaire le souvenir d’un impôt à la fois nécessaire et détesté, et d’un Paris aux mille ruses.
Conclusion
L’histoire des contournements et des sous-déclarations à l’octroi de Paris révèle un système à la fois robuste et poreux, où la rigueur administrative rencontrait en permanence la débrouille populaire. Loin d’être marginales, ces pratiques étaient constitutives du fonctionnement réel de l’octroi, et ont joué un rôle majeur dans les critiques qui ont accompagné son existence. Elles montrent aussi combien la ville, à travers ses portes et ses barrières, fut un territoire disputé, traversé d’astuces, de complicités, de tensions entre règles et réalités. Étudier ces fraudes, c’est entrer dans les marges de la fiscalité urbaine, là où l’impôt devient négociation, la loi contournement, et la ville un théâtre de résistances invisibles.
Sources bibliographiques :
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