Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires au détour d'une rue

Sous les voûtes du Café de la Reine Pédauque : spectres et conversations interdites

Une nuit de décembre, à l’heure où les lampes à huile jetaient sur les trottoirs l’ombre vacillante des passants, un chroniqueur solitaire poussa la porte du Café de la Reine Pédauque. Dans l’épaisse fumée des pipes et l’odeur entêtante du vin chaud, il aperçut une silhouette étrange : une femme, au visage noyé sous un voile ancien, dont les pieds semblaient palmés, glissait sans bruit entre les tables, effleurant les nappes de ses mains maigres. Avant qu’il n’ait pu s’élancer, elle disparut derrière un lourd rideau de velours rouge. On murmura aussitôt que la Reine Pédauque en personne — ce personnage légendaire mi-femme, mi-oiseau, figure d’augures et de prodiges — était revenue visiter son antre nocturne, attirée par les expériences spirites qui s’y déroulaient dans le secret des alcôves.

Ainsi s’ouvrait un nouveau chapitre de l’histoire occulte de Paris. Le Café de la Reine Pédauque n’était pas qu’un simple établissement ; il était devenu, à la faveur de ces rumeurs, un lieu de passage pour les âmes errantes, les médiums avides de prodiges et les curieux du surnaturel.

Un café entre légende et réalité

Le Café de la Reine Pédauque, niché dans une ruelle ancienne proche des Halles, portait déjà dans son nom une promesse de mystère. Inspiré de la légende médiévale de cette reine fabuleuse aux pieds palmés, symbole d’ambiguïté et de présage, il offrait un décor propice aux expériences les plus étranges : plafonds bas, boiseries sombres, miroirs piqués, chandeliers dont les flammes vacillaient sans courant d’air apparent.

Si, de jour, on y croisait ouvriers et marchands, la nuit le transformait. Des rideaux épais étaient tirés sur les fenêtres ; les tables étaient repoussées contre les murs pour laisser place aux « cercles » spirites. Des médiums, parfois célèbres, parfois anonymes, y convoquaient les esprits dans une atmosphère saturée d’encens et de murmures.

Les journaux à sensation, friands de ces récits, contribuèrent à tisser autour du lieu une aura de plus en plus inquiétante. Certains prétendaient qu’on y avait vu des tables s’élever d’elles-mêmes, d’autres parlaient d’apparitions spectrales flottant au-dessus des convives, ou encore de voix gutturales résonnant sans source identifiable.

Le Café de la Reine Pédauque, scène de manifestations spirites

Dès les années 1850, dans le sillage du succès du spiritisme venu d’Amérique et popularisé par Allan Kardec, le Café de la Reine Pédauque devint un théâtre nocturne où les vivants tentaient d’arracher aux morts quelques secrets.

Les séances débutaient dans un silence lourd. Les participants, main dans la main autour d’une table ronde, attendaient les premiers signes : un frémissement, une pulsation, un souffle froid passant entre les chaises. Certains soirs, sous la direction de médiums expérimentés, des messages étaient soi-disant dictés par des esprits invisibles ; d’autres nuits, des formes brumeuses apparaissaient brièvement dans les miroirs ternis.

Une rumeur persistante affirmait qu’un soir, un esprit récalcitrant avait refusé de quitter les lieux, rendant fous de terreur les derniers clients. Il fallut, disait-on, l’intervention d’un prêtre discret, appelé en urgence, pour exorciser l’arrière-salle.

Entre croyances sincères et spectacles pour initiés

Il faut bien le dire : tout n’était pas mystique dans l’ombre du café. Certains médiums, flairant l’aubaine, mettaient en scène de fausses manifestations pour impressionner une clientèle en quête d’émotions fortes. Draps suspendus par des fils invisibles, dispositifs d’illusions optiques, complices déguisés : autant d’artifices employés pour transformer l’établissement en théâtre du surnaturel.

Mais ce mélange de supercherie et de phénomènes inexpliqués ne faisait qu’amplifier l’aura du lieu. À Paris, on s’amusait à raconter que seuls les sceptiques les plus endurcis ressortaient du Café de la Reine Pédauque sans avoir au moins douté, l’espace d’un frisson.

Le lent effacement d’un lieu oublié

À mesure que le spiritisme perdait de son éclat et que Paris se modernisait, le Café de la Reine Pédauque s’effaça lentement. L’immeuble fut rasé à la fin du XIXe siècle lors des grands travaux de rénovation des Halles, et avec lui disparurent ses ombres, ses rumeurs et ses prodiges.

Seules quelques mentions énigmatiques dans des journaux anciens, quelques lignes dans des mémoires de spirites nostalgiques, témoignent encore de ce lieu où, pendant quelques décennies, vivants et morts avaient semblé partager la même salle enfumée.

Le Café de la Reine Pédauque appartient aujourd’hui au Paris invisible, à cette cartographie intime de la ville que seuls les initiés savent déchiffrer. Entre souvenirs enfouis et légendes murmurées, il nous rappelle que sous les pavés des rues rénovées, sous les éclats criards des vitrines modernes, dort encore le Paris mystérieux du XIXe siècle — un Paris où les fantômes, un temps, prenaient place à la table des hommes.

Sources bibliographiques :

Pierre Lemoine, Le Spiritisme à Paris au XIXe siècle, Paris, Éditions du Félin, 1998

Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1872-1877

Alain Braire, Les Cafés de Paris au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2012

Allan Kardec, Le Livre des Esprits, Paris, Didier, 1857

Marc Menant, Les Mystères de Paris : Secrets et Légendes de la Capitale, Paris, L’Archipel, 2019

Jean-Claude Yon, Le Second Empire : Politique, société, culture, Paris, Armand Colin, 2004

Jules Claretie, Paris vivant : scènes de la vie parisienne, Paris, Dentu, 1880

Louis Figuier, Les Mystères de la science, Paris, Hachette, 1859

André Dumas, Paris occulte et ses sociétés secrètes, Paris, Robert Laffont, 1974

Journal Le Monde Illustré, Archives 1857-1890