Histoires de Paris

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Histoires d'art

Charles Ephrussi, collectionneur modèle : un regard d’exception au cœur du Paris impressionniste

Introduction

Au tournant du XIXe siècle, Paris est le théâtre d’une révolution silencieuse dans le monde des arts. Tandis que les peintres impressionnistes redéfinissent la perception du réel, des collectionneurs audacieux prennent le risque de les soutenir, souvent contre l’avis de leurs contemporains. Parmi eux, Charles Ephrussi se distingue par la finesse de son goût, la constance de son engagement et son rayonnement intellectuel. Héritier d’une riche famille juive originaire d’Odessa, érudit polyglotte, voyageur, écrivain et critique d’art, il fut aussi l’un des premiers collectionneurs à prêter son visage aux artistes qu’il soutenait, incarnant un type nouveau de spectateur engagé : le collectionneur modèle. À travers ses choix, son image et son réseau, Ephrussi a contribué à façonner non seulement une collection, mais une vision de la modernité.

I. L’homme du goût : une figure mondaine, lettrée et cosmopolite

Né à Odessa en 1849, Charles Ephrussi appartient à une famille de banquiers établis à Vienne et à Paris. Installé rue de Monceau, dans ce quartier alors surnommé la « plaine Monceau » en raison de la concentration de familles fortunées, il grandit dans un milieu ouvert à la culture européenne et porté par une ambition sociale raffinée. Très tôt, il développe une curiosité intellectuelle qui le mène à voyager en Italie, où il se passionne pour la Renaissance et les primitifs.

Ces années de formation marquent chez lui un goût pour les correspondances entre les époques et les styles. Il collectionne les objets d’art avec une prédilection pour les œuvres du XVIIIe siècle français, mais aussi pour les estampes japonaises, les miniatures italiennes ou les dessins anciens. Son éclectisme, loin d’être décoratif, révèle une véritable vision du monde, une quête d’harmonie esthétique fondée sur la comparaison, l’intuition et la connaissance.

II. Collectionner l’avant-garde : un soutien décisif aux impressionnistes

Au début des années 1880, Charles Ephrussi fait un pas décisif vers les artistes de son temps. À rebours des milieux académiques, il s’intéresse à Manet, Degas, Monet, Pissarro, Sisley ou encore Renoir, dont il achète plusieurs œuvres alors qu’elles sont encore peu cotées. Il contribue ainsi, de manière discrète mais efficace, à la reconnaissance de ces peintres rejetés par le Salon officiel.

Sa collection personnelle, exposée dans son hôtel particulier, devient un manifeste du goût moderne. Elle mêle, dans un accrochage volontairement dense, des œuvres anciennes et contemporaines, juxtaposant un panneau vénitien du XVe siècle à une toile de Sisley ou à une gravure japonaise. Ce dispositif visuel, que l’on retrouve dans la critique d’art qu’il pratique au sein de la Gazette des beaux-arts, propose une lecture transversale de l’histoire de l’art, nourrie par une érudition exigeante.

III. Un modèle pour les peintres : présence dans l’œuvre de Renoir

L’engagement d’Ephrussi ne se limite pas au mécénat. Il devient lui-même une figure que les artistes captent et intègrent à leurs compositions. Dans Le Déjeuner des canotiers de Renoir (1881), il apparaît en haut-de-forme et redingote, au fond de la terrasse de la Maison Fournaise, regardant la scène d’un œil légèrement distant. Ce n’est pas un simple portrait de société : sa position et son vêtement l’opposent au reste du groupe, plus détendu. Il incarne le regard extérieur, le flâneur cultivé, le regardeur, pour reprendre le mot de Didi-Huberman, devenu lui-même sujet du tableau.

Cette apparition est d’autant plus intéressante qu’Ephrussi n’était pas un ami intime de Renoir. Le peintre l’inclut dans son tableau comme une figure typique du monde qu’il peint, reconnaissable par les spectateurs familiers du milieu impressionniste. Ainsi, Ephrussi devient un modèle au sens plein : à la fois présence et symbole, acteur et témoin de la scène artistique moderne.

IV. Écrivain, critique, passeur

Outre ses activités de collectionneur, Ephrussi joue un rôle fondamental dans la diffusion du goût impressionniste par ses écrits. Il publie de nombreux articles dans la Gazette des beaux-arts, qu’il codirige à partir de 1885, et dans d’autres revues savantes. Ses textes témoignent d’une connaissance approfondie des œuvres, mais aussi d’un souci de médiation auprès du public cultivé.

Sa plume, élégante et mesurée, cherche moins à choquer qu’à convaincre. Il sait inscrire l’impressionnisme dans une histoire longue, en soulignant ses filiations avec les maîtres anciens ou les innovations techniques du XVIIIe siècle. À travers ses écrits, il légitime un art encore décrié en lui donnant des lettres de noblesse intellectuelle. En cela, il complète son activité de collectionneur par un rôle de passeur, indispensable à la reconnaissance de ces artistes.

V. Un modèle en héritage : mémoire et postérité

La mort de Charles Ephrussi en 1905 entraîne peu à peu son effacement de la scène publique. Sa collection est dispersée, ses écrits tombent dans l’oubli, son nom reste associé à une époque mais perd sa visibilité. C’est un siècle plus tard que l’écrivain britannique Edmund de Waal, l’un de ses descendants, redonne vie à sa figure dans son livre La Mémoire retrouvée (The Hare with Amber Eyes, 2010), récit sensible et érudit d’une lignée de collectionneurs juifs européens.

Ce retour d’Ephrussi dans l’imaginaire contemporain réactive l’image d’un collectionneur modèle, non pas par la quantité ou la valeur monétaire de ses acquisitions, mais par la qualité de son regard, la cohérence de son engagement, la façon dont il a su faire corps avec un moment de l’histoire de l’art. En cela, il préfigure des figures modernes du collectionneur critique, engagé, visible, dont l’image entre en résonance avec les œuvres qu’il choisit.

Conclusion

Charles Ephrussi n’a pas seulement collectionné des œuvres, il a incarné une vision de l’art. Figure discrète mais essentielle de la modernité parisienne, il a su reconnaître, soutenir, commenter et même habiter les avant-gardes de son temps. En devenant lui-même sujet de tableau, il a franchi une frontière symbolique : celle entre spectateur et modèle, entre regard et image. À l’heure où la figure du collectionneur redevient centrale dans le système de l’art, son exemple invite à reconsidérer la manière dont un regard peut façonner l’histoire.

Sources bibliographiques :

De Waal, E. (2010). The Hare with Amber Eyes: A Hidden Inheritance. London: Chatto & Windus.

Distel, A. (1990). Impressionism: The First Collectors. New York: Harry N. Abrams.

House, J. (1997). Renoir. London: Thames & Hudson.

Mainardi, P. (1993). The End of the Salon: Art and the State in the Early Third Republic. Cambridge: Cambridge University Press.

Moffett, C. S., et al. (1986). The New Painting: Impressionism 1874–1886. Geneva: Fondation Pierre Gianadda / Fine Arts Museums of San Francisco.

Musée d’Orsay. (2020). Collectionneurs au temps des Impressionnistes. Paris: Gallimard / RMN.

Nochlin, L. (1971). Realism. London: Penguin Books.

Rubin, J. H. (1999). Impressionism and the Modern Landscape: Productivity, Technology, and Urbanization from Manet to Van Gogh. Berkeley: University of California Press.