L’emplacement historique des puits artésiens à Paris : entre patrimoine souterrain et mémoire urbaine
Sous les trottoirs de Paris, un monde invisible irrigue la ville depuis le XIXe siècle. Celui des puits artésiens, forages profonds exploitant les nappes d’eau souterraine sous pression, marque un tournant majeur dans l’histoire de la gestion de l’eau à Paris. D’abord considérés comme une prouesse technique, puis marginalisés face à d’autres solutions d’alimentation, ces puits forment aujourd’hui un patrimoine oublié, bien qu’encore parfois visible à ciel ouvert.
Alors que les enjeux de durabilité, d’autonomie hydrique et de valorisation du sous-sol réapparaissent, cet article propose une plongée historique et urbaine dans l’implantation géographique des puits artésiens à Paris, de leur apparition sous la monarchie de Juillet à leur héritage contemporain. Une invitation à relire la ville en creux, par ses profondeurs.
Une technologie pionnière au cœur de la ville : chronologie et implantation
Le puits de Grenelle (1833–1841) : acte fondateur
Tout commence en 1833 avec un forage expérimental commandé par Louis-Étienne Héricart de Thury, alors directeur général des travaux publics. L’objectif : trouver une source d’eau pure pour les quartiers du sud-ouest de Paris, en plein essor démographique. C’est à Grenelle, sur l’ancien champ de manœuvres du Gros-Caillou, que les ingénieurs décident de creuser.
Sous la direction du foreur Louis-Georges Mulot, les travaux dureront huit ans. En février 1841, à 548 mètres de profondeur, l’eau jaillit enfin sous pression : c’est le premier puits artésien urbain de grande profondeur en Europe. Une fontaine monumentale est bientôt érigée place de Breteuil pour célébrer cette conquête. Le site, toujours visible, marque la naissance de l’hydrogéologie moderne à Paris.
Expansion sous Haussmann : une stratégie hydraulique
Sous le Second Empire, l’ingénieur Eugène Belgrand, bras droit du préfet Haussmann, lance un ambitieux plan de modernisation de l’approvisionnement en eau. Si les aqueducs de la Vanne et du Loing sont prioritaires, Belgrand continue de soutenir les puits artésiens, notamment pour alimenter les fontaines publiques et les établissements spécifiques.
Parmi les principaux forages :
• Passy (1855), dans l’ouest parisien.
• Butte-aux-Cailles (1866), au sud-est, alimentant une fontaine toujours en activité.
• La Villette (1869), pour les abattoirs.
• Parc Montsouris, pour la Cité universitaire, dans les années 1870.
Ces forages exploitent la nappe de l’Albien, un réservoir souterrain profond et peu pollué, situé entre 500 et 700 mètres de profondeur. L’implantation dépend étroitement des conditions géologiques et des usages ciblés (eau potable, industrielle, sanitaire).
Cartographie des puits artésiens jusqu’au début du XXe siècle
À la veille de 1900, une douzaine de puits artésiens jalonnent Paris intra-muros. La carte de leur implantation révèle une logique de périphérie sud et est, évitant le centre ancien où les couches géologiques sont moins favorables. Les cartes topographiques de l’époque, les coupes géologiques et les archives du service des eaux permettent de reconstituer cette géographie souterraine.
Entre disparition et résurgence : que reste-t-il des puits artésiens ?
Des traces effacées ou transformées
Avec la modernisation du réseau hydraulique parisien (aqueducs, réservoirs, stations de pompage), plusieurs puits artésiens sont peu à peu abandonnés. Certains sont comblés, d’autres désaffectés mais conservés en tant que forage d’étude. Le puits de Grenelle, par exemple, a été scellé et sa fontaine démontée en 1904.
De nombreux anciens sites sont devenus anonymes : ronds-points, écoles, squares ont recouvert ces forages autrefois célébrés. Aucun marquage urbain n’indique leur présence passée, ce qui contribue à leur invisibilisation patrimoniale.
Les puits encore visibles ou en activité
Quelques puits subsistent :
• Butte-aux-Cailles : la fontaine artésienne de la rue de la Butte-aux-Cailles offre toujours une eau potable non chlorée, très prisée des habitants.
• Parc Montsouris : le puits artésien continue d’alimenter en partie la Cité universitaire internationale.
• Forages récents ou réactivés : certains puits sont surveillés par la Ville de Paris pour des usages de secours ou de géothermie.
Ces puits actifs, rares, rappellent le potentiel stratégique de l’eau souterraine à Paris.
Patrimoine souterrain oublié ?
Alors que les égouts, les catacombes ou les carrières font l’objet de circuits touristiques, les puits artésiens restent absents des récits urbains. Cette absence est paradoxale : leur émergence au XIXe siècle illustre pourtant un moment clé de l’ingénierie parisienne, et leur symbolique de maîtrise de la nature trouve un écho contemporain.
Au-delà de la curiosité historique, ces puits sont des supports pédagogiques puissants :
• Pour parler de géologie urbaine, d’hydrographie, de science citoyenne.
• Pour aborder les enjeux de l’eau au XXIe siècle : autonomie, qualité, résilience climatique.
• Pour reconnecter les habitants à leur sous-sol, en alliant science, histoire et urbanisme.
Les puits artésiens ont profondément marqué le Paris du XIXe siècle. Ils ont symbolisé la conquête scientifique des profondeurs, participé à la santé publique, à l’irrigation et à l’autonomie hydrique d’une ville en pleine mutation. S’ils sont aujourd’hui oubliés, ils n’en restent pas moins présents sous nos pieds, comme des vestiges actifs ou dormants d’une époque qui croyait à la toute-puissance de la science.
Redonner visibilité à ces puits, c’est faire revivre un chapitre passionnant de l’histoire de Paris. C’est aussi s’interroger sur la place de l’eau dans la ville de demain.