Histoires de Paris

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Histoires de quartier

La fraude à la barrière d’Ivry : un verrou fiscal qui sautait souvent 

Dans la grande machine fiscale qu’était l’octroi parisien, chaque barrière jouait le rôle d’un maillon essentiel dans le contrôle des flux de marchandises entrant dans la capitale. Certaines de ces barrières, comme celles de la Villette ou de la Chapelle, jouissaient d’une surveillance renforcée en raison de leur forte activité. D’autres, en revanche, plus périphériques, plus ambiguës dans leur insertion urbaine, présentaient des failles structurelles que les fraudeurs savaient habilement exploiter. La barrière d’Ivry, située au sud-est de Paris, en est un exemple emblématique. À la fois frontière fiscale et espace de contournement, elle concentre, à elle seule, les fragilités d’un système fiscal reposant sur la clôture d’une ville en expansion.

Une barrière à la lisière du contrôle

Installée dans le prolongement de la route d’Ivry (actuelle avenue d’Ivry), cette barrière prenait place dans un espace de transition entre ville et campagne, à proximité immédiate du quartier de la Salpêtrière et du futur XIIIᵉ arrondissement. Elle constituait un point de passage obligé pour les marchandises en provenance des communes maraîchères de Vitry, Ivry-sur-Seine et de la vallée de la Bièvre. Dès les années 1830, avec le développement des voies carrossables et l’arrivée de nouvelles populations dans cette frange urbaine, le volume des flux vers Paris par cette barrière s’accrut considérablement.

Mais la topographie des lieux, encore largement marquée par les jardins, les clos, les chemins de halage et les sentiers latéraux, compliquait la surveillance. De nombreux accès informels existaient autour du poste principal de l’octroi, permettant aux petits marchands, porteurs et particuliers d’éviter le contrôle. Ce territoire en mutation, où les limites entre espaces privés et voies publiques n’étaient pas encore stabilisées, formait une sorte de « zone grise » du contrôle fiscal.

Des pratiques de contournement bien rodées

La fraude à l’octroi ne relevait pas toujours de grandes organisations clandestines. Souvent, elle prenait la forme de petits arrangements quotidiens. À Ivry, les marchands de légumes entraient discrètement avec des paniers de fruits cachés sous des bottes de poireaux, les vignerons masquaient des barriques sous prétexte de transport personnel, et certains voituriers entraient de nuit pour éviter la vigilance des agents.

Des réseaux plus structurés profitaient aussi des failles de la barrière. Certains chemins longeant la Bièvre permettaient à des porteurs de franchir la limite sans passer par les guérites. Des guinguettes installées entre Paris et Ivry servaient parfois de points d’échange ou d’entrepôts temporaires pour les marchandises non déclarées. À plusieurs reprises, les archives municipales font état d’arrestations ou de saisies spectaculaires, révélant la porosité du système.

Le développement du chemin de fer de ceinture dans les années 1850 ne fit qu’ajouter à la complexité. Les gares voisines, comme celle de la Maison-Blanche, permirent l’arrivée de marchandises en grande quantité. Or, certains wagons arrivaient partiellement ou totalement non déclarés, soit par négligence, soit par arrangement avec des agents peu scrupuleux.

Une réponse administrative confrontée à ses limites

Face à l’ampleur des fraudes, la Ville de Paris et l’administration de l’octroi tentèrent d’agir. Des renforts ponctuels furent déployés à la barrière d’Ivry, notamment lors des foires ou des récoltes saisonnières. Des brigades mobiles furent mises en place pour surveiller les sentiers périphériques. On envisagea même, un temps, de déplacer le poste plus en amont, pour capter davantage de trafic.

Cependant, ces mesures ne parvinrent jamais à endiguer totalement les contournements. Les règlements de l’octroi, bien que stricts, laissaient une marge d’interprétation sur la taxation de certains produits dits « de consommation personnelle ». La diversité des voies d’accès, la rapidité des transactions, l’habitude des riverains à jouer avec les règles rendaient illusoire une surveillance parfaite.

Par ailleurs, la population locale voyait parfois d’un œil bienveillant ces petites fraudes : elles permettaient à des familles modestes de compléter leurs revenus, et participaient à un certain équilibre économique informel. En cela, la barrière d’Ivry fut aussi un lieu de tolérance implicite, où la loi s’adaptait aux usages.

Un microcosme des tensions de l’octroi parisien

L’histoire de la barrière d’Ivry révèle, à échelle locale, les tensions profondes du système de l’octroi parisien. Entre exigence de rentabilité fiscale et tolérance sociale, entre rigueur administrative et souplesse pratique, elle incarne l’impossible ambition de clôturer une ville en mouvement. Elle montre aussi combien la frontière entre légalité et illégalité pouvait être floue dans une métropole en pleine croissance.

Lorsque l’octroi fut supprimé en 1943, les barrières comme celle d’Ivry avaient déjà perdu beaucoup de leur fonction. Mais elles laissent une trace durable dans l’histoire urbaine de Paris : celle d’une fiscalité qui, pour contrôler la ville, dut en dessiner les limites — souvent au prix de compromis et d’infractions tolérées. Aujourd’hui encore, en arpentant l’avenue d’Ivry, on devine par l’urbanisme les traces fantômes de cette frontière disparue.

Sources bibliographiques :

Bertin, G. (1936). L’octroi de Paris du XIVe siècle à sa suppression. Paris : Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence.

Corbin, A. (1990). Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750–1840). Paris : Flammarion.

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Margairaz, M. (1991). L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952. Tome 1. Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France.

Montigny, E. (2000). Les finances de la ville de Paris au XIXe siècle : essai sur l’administration municipale et la vie urbaine. Paris : L’Harmattan.

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