Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires de quartier

La fraude aux barrières du bois de Boulogne : contournements en lisière

Longtemps perçu comme un havre de verdure aux portes de Paris, le bois de Boulogne fut aussi un théâtre discret mais stratégique d’un conflit fiscal permanent. Dès le XIXe siècle, cet espace de loisirs, d’élégance et de commerce attira une foule bigarrée d’usagers — promeneurs, restaurateurs, marchands, conducteurs de fiacres — tous potentiellement concernés par le redouté impôt sur les marchandises entrant dans Paris : l’octroi. En bordure de la ville mais en dehors de son enceinte légale, le bois de Boulogne fut un défi constant pour l’administration : comment contrôler les flux dans un espace vaste, perméable, traversé par des chemins multiples et parcouru par une population diverse ? Cet article entend montrer comment les caractéristiques spatiales et sociales du bois de Boulogne ont contribué à faire de ses barrières un point faible du dispositif de l’octroi parisien.

Le bois de Boulogne, un espace difficile à contrôler

À première vue, le bois de Boulogne n’a rien d’un foyer de contrebande. Pourtant, ses qualités même — ses chemins ombragés, son accessibilité, son rôle de transition entre ville et campagne — en ont fait une zone de fragilité fiscale. La topographie joue un rôle essentiel dans la difficulté du contrôle. Contrairement aux grandes portes monumentales de la barrière d’octroi, les abords du bois se caractérisent par une grande diversité de chemins secondaires. Outre les principales entrées, comme la porte Maillot, la porte Dauphine ou la porte de Passy, s’ouvrent de multiples voies plus discrètes, parfois connues seulement des riverains, par lesquelles il était facile de faire passer une charrette ou quelques sacs à dos chargés de marchandises.

Cette perméabilité est renforcée par la diversité des publics fréquentant le bois. Dès la transformation haussmannienne du bois en parc paysager sous Napoléon III, il devient un haut lieu de sociabilité mondaine. Les attelages élégants s’y croisent aux fiacres de louage, tandis que les buvettes, guinguettes, restaurants et vendeurs ambulants s’y multiplient. À cette population festive s’ajoute une main-d’œuvre discrète, mobile, souvent à l’aise avec les pratiques d’évitement fiscal. La porosité sociale rejoint ici la porosité géographique.

Les dispositifs de contrôle aux abords du bois

Pour l’administration de l’octroi, ces zones de passage à forte densité humaine et faible surveillance représentaient un casse-tête logistique. Les principales barrières de la porte Maillot ou de la porte Dauphine concentraient les effectifs et les installations : cabanes d’agents, balances de pesée, registres et barrières physiques. Là, les charretiers devaient déclarer leur marchandise, la faire peser et payer les taxes correspondantes selon le tarif général. Les denrées les plus surveillées étaient le vin, l’alcool, les charbons, les produits alimentaires et les matériaux de construction.

Mais ces dispositifs étaient adaptés à un flux régulier et contrôlé. À côté de ces portes officielles, les agents de l’octroi durent installer des postes secondaires, parfois mobiles. Des équipes circulaient à cheval ou en voiture pour opérer des contrôles inopinés dans les chemins forestiers ou sur les berges du lac. Ces missions restaient pourtant marginales : le manque de personnel, la difficulté d’intercepter des fraudeurs furtifs et la crainte de conflits limitaient leur efficacité. Les rapports d’agents évoquent souvent leur impuissance à stopper les trafics mineurs mais constants.

Pratiques de contournement et fraudes récurrentes

Dans cet espace semi-urbain, semi-naturel, les pratiques de contournement prenaient des formes très variées. Les plus simples consistaient à sous-déclarer les quantités transportées. Ainsi, un restaurateur déclarait dix litres de vin mais en faisait passer trente. Parfois, le vin était dissimulé dans des outres ou des bidons cachés sous les sièges des fiacres. Les ballots de charbon ou de farine étaient camouflés sous des marchandises exemptées.

D’autres pratiques relevaient de la stratégie collective. Lors des grandes courses à l’hippodrome de Longchamp, l’afflux de marchandises pour nourrir ou désaltérer les foules donnait lieu à de véritables “opérations” de contournement : transbordement de caisses à la hâte, entrée par les sentiers moins surveillés, usage de faux registres. Certains commerçants, habitués du bois, disposaient même de cartes des patrouilles et savaient repérer les failles du maillage de surveillance.

Réactions administratives et limites du système

Face à ces fraudes, l’administration réagit en renforçant périodiquement ses dispositifs. Lors des dimanches d’été ou des grands événements, des équipes supplémentaires étaient mobilisées, et certaines barrières bénéficiaient de postes de renfort temporaire. Des rapports de l’Octroi signalent une amélioration ponctuelle des recettes collectées à ces occasions. Mais ces gains restaient modestes au regard des pertes estimées.

Surtout, ces renforts ne changeaient rien à la structure même du problème : un impôt sur les marchandises dépendant d’une frontière urbaine définie comme une ligne physique continue, dans un monde de plus en plus mobile et poreux. Le bois de Boulogne cristallise cette contradiction. En voulant taxer ce qui entre dans la ville, on ignorait ce qui circulait à sa périphérie. Là où le regard fiscal se faisait moins dense, le contournement devenait habitude.

Conclusion

À travers l’exemple du bois de Boulogne, c’est toute la logique de l’octroi parisien qui apparaît fragilisée. Cet impôt, adapté à une ville ceinturée de murs et traversée par des flux encadrés, ne parvient plus à s’imposer dans un espace mouvant, mixte, où se brouillent les lignes entre loisir, commerce et contournement. Cette situation, loin d’être marginale, révèle au contraire les limites d’un modèle fiscal centralisé reposant sur la surveillance physique des frontières urbaines. En cela, le bois de Boulogne aura été, bien avant 1943, l’un des symptômes les plus éloquents de l’épuisement de l’octroi.

Sources bibliographiques : 

Barles, S. (1999). La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain (1780-1830). Seyssel : Champ Vallon.

Deleule, J. (1993). L’octroi : un impôt oublié. Paris : Denoël.

Fohlen, C. (1982). Histoire de Paris. Paris : Hachette.

Gaillard, J. (1997). Paris, la ville, les gens et le pouvoir. Paris : Hachette.

Pinol, J.-L. (1991). Atlas des Parisiens, de la Révolution à nos jours. Paris : Parigramme.

Schor, R. (1978). L’octroi à Paris au XIXe siècle : un instrument de politique sociale ? Revue d’histoire moderne et contemporaine, 25(4), 603-620. https://doi.org/10.3406/rhmc.1978.3833

Delort, R. (1979). L’économie urbaine et l’octroi à Paris sous l’Ancien Régime. Annales ESC, 34(2), 235–259. https://doi.org/10.3406/ahess.1979.293524

Lopez, J., & Pitte, J.-R. (2003). Histoire du paysage français. Paris : Tallandier.

Lavedan, P. (1952). Histoire de l’urbanisme à Paris. Paris : Éditions Henri Laurens.

Archives de Paris. Série DA 305 : Registres de déclarations de l’octroi, postes de la porte Maillot et du bois de Boulogne (1860-1910).

Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP). Plans des barrières et cartes des chemins secondaires autour du bois de Boulogne, XIXe siècle.