Histoires de Paris

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Repères

Jean-Baptiste Faure, star de l’opéra et figure de l’atelier dans l’œil des impressionnistes

Un baryton devant le chevalet

Au XIXe siècle, rares sont les artistes lyriques dont le visage franchit les murs de l’opéra pour s’inscrire durablement dans l’histoire de la peinture. Jean-Baptiste Faure (1830–1914), l’un des plus grands barytons français de son temps, fut aussi un modèle d’artiste – au sens pictural du terme. Édouard Manet, Edgar Degas, Carolus-Duran et d’autres ont fait de lui un sujet de représentation. À la croisée des arts et des statuts, Faure incarne une figure hybride, à la fois interprète, collectionneur et image. Il ne s’est pas seulement offert au regard des peintres : il a construit son image, entre théâtre et peinture, entre scène et salon. Ce phénomène éclaire un pan méconnu des relations entre musique et arts visuels à l’époque moderne.

Faure modèle : quand le baryton devient sujet de tableau

La représentation la plus célèbre de Jean-Baptiste Faure reste sans doute celle qu’en fit Édouard Manet, vers 1877 : Faure dans le rôle d’Hamlet. Ce portrait en pied, dramatique et dépouillé, nous montre le chanteur costumé, sur fond neutre, dans une posture à la fois hiératique et intérieure. Le regard perdu, le corps légèrement tourné, Faure est saisi dans une tension entre rôle et être, incarnation et vacillement. Le choix du rôle shakespearien – Hamlet – n’est pas anodin : personnage hanté par la mémoire, le doute, le théâtre lui-même. Par ce biais, Manet ne peint pas seulement un portrait d’acteur, il peint une idée du théâtre moderne, de l’intériorité expressive.

Cette œuvre n’est pas un cas isolé. Carolus-Duran exécute plusieurs portraits du chanteur, dans une veine plus mondaine mais tout aussi affirmée. Degas, quant à lui, croque Faure dans des études plus libres, parfois inachevées, jouant sur la gestuelle et les effets de lumière. On y devine un intérêt pour le corps en mouvement, pour la voix incarnée. Tous ces artistes voient en Faure plus qu’un client ou un ami : un modèle de modernité, capable de porter sur son visage et dans sa posture les tensions d’une époque.

Une célébrité picturale entre mise en scène et introspection

Être modèle, pour Faure, n’est ni une posture passive, ni une coïncidence. C’est un choix de représentation. En se faisant peindre par Manet dans ses rôles, il prolonge sa carrière d’interprète sur un nouveau plan : celui de l’image durable. Faure est conscient de l’enjeu de la postérité – il publie ses mémoires, écrit sur le chant – et son rapport à l’art pictural s’inscrit dans une maîtrise du visible, de l’image de soi.

Contrairement aux modèles anonymes qui peuplent les ateliers, Faure impose sa posture, son rôle, son costume. Le costume d’Hamlet est un prolongement scénique, mais aussi une armure symbolique. Le regard que posent les artistes sur lui est double : il y a l’homme public, célébré et respecté, mais aussi le sujet introspectif, qui doute, qui pense, qui se cherche. Ce glissement du spectaculaire à l’intime fait de Faure un modèle moderne, un acteur de sa propre image dans une société où les figures masculines publiques se redéfinissent.

Chanteur, collectionneur, passeur d’avant-garde

La carrière lyrique de Faure est exceptionnelle. De ses débuts en 1851 à son retrait de la scène en 1886, il chante à l’Opéra de Paris, à Londres, dans les grandes maisons européennes. Il crée des rôles majeurs (Hamlet de Thomas, Don Juan, Valentin dans Faust…) et se distingue par une diction claire, un timbre chaud, une expressivité dramatique saluée par ses contemporains. Sa popularité est immense : il devient un véritable emblème de l’art lyrique français.

Mais Faure est aussi un collectionneur passionné, l’un des tout premiers à reconnaître et à acheter les toiles de Manet, Monet, Sisley. Il possède plusieurs versions de la Gare Saint-Lazare de Monet, des toiles de Degas, de Pissarro. Il ne collectionne pas en simple amateur : il soutient, il achète, il expose. Il fournit aux artistes le regard, l’argent, la visibilité. Cette posture, rare pour un chanteur, fait de lui un passeur entre mondes artistiques, un acteur de la reconnaissance de l’art moderne.

Ce goût pour la peinture contemporaine se double d’une intimité réelle avec les artistes. Il échange avec Manet sur les détails des œuvres, pose pour lui, le défend publiquement. La dualité de Faure – artiste et collectionneur – fait de lui un trait d’union vivant entre la scène musicale et la toile impressionniste.

Héritage d’une figure totale : l’art du regard et de la voix

Que reste-t-il de Jean-Baptiste Faure aujourd’hui ? Moins sa voix – qui, malgré quelques enregistrements très tardifs, s’est perdue dans l’histoire – que son image peinte. Ce paradoxe est éclairant. Le modèle Faure est peut-être plus durable que le chanteur Faure. Il incarne une transition : entre les arts, entre les siècles, entre les modes de représentation. Il a permis à des peintres comme Manet de repenser le portrait masculin, à la fois en rôle et en recul.

Son activité de collectionneur, en outre, a joué un rôle majeur dans la conservation de chefs-d’œuvre aujourd’hui dispersés dans les musées du monde. Sa sensibilité visuelle, sa curiosité, sa capacité à saisir ce qui faisait l’avant-garde de son temps, donnent à sa figure une profondeur rare.

Faure fut donc plus qu’un modèle : il fut un modèle du moderne. Un artiste total, qui chanta les passions humaines et les laissa aussi se peindre. Un acteur de sa propre mémoire, que la peinture a su fixer mieux que les enregistrements naissants.

Peindre une voix, incarner un siècle

Jean-Baptiste Faure n’a pas seulement chanté les grands rôles du répertoire : il les a habités, prolongés, projetés dans l’art pictural. À travers son image peinte, il a offert aux artistes un nouveau modèle d’homme public : intellectuel, sensible, acteur de sa propre mise en scène. Manet, Degas, Carolus-Duran n’ont pas peint un chanteur, mais un visage du XIXe siècle. Ce visage, posé entre théâtre et modernité, demeure un témoignage vivant d’une époque où l’art cherchait à capter la vérité mouvante de l’individu.

Sources bibliographiques :

Duret, Théodore, Manet and the French Impressionists, London, Grant Richards, 1910

Cachin, Françoise, Manet, Paris, RMN/Flammarion, 1983

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Jamot, Paul ; Wildenstein, Georges, Manet, Paris, Les Beaux-Arts, 1932

Raux, Sophie, Les Collectionneurs d’art en France (1789–1848), Paris, CNRS Éditions, 2020

Crespelle, Jean-Paul, Les Maîtres de l’opéra, Paris, Hachette, 1963

Fearnley-Sander, MaryAnne Stevens, Degas, portraits, London, National Gallery Publications, 1994

Faure, Jean-Baptiste, La Voix et le Chant, Paris, Heugel, 1886