Les modèles de Degas : danseuses, travailleuses et visages d’un Paris moderne
Edgar Degas (1834–1917) a bâti une œuvre où la figure humaine est omniprésente, mais rarement traitée comme un simple portrait « psychologique ». Ses modèles – danseuses, modistes, repasseuses, baigneuses, jockeys, proches et professionnels de la pose – sont avant tout des corps au travail et des gestes saisis : des matrices d’observation qui permettent de tester la composition, la lumière, le mouvement et la mémoire. Loin du plein air impressionniste, Degas revendique l’atelier, l’étude, la répétition et le retour. Le modèle devient un partenaire silencieux : il fournit l’attitude, nourrit l’invention et disparaît souvent dans la typologie – sauf lorsque l’histoire nous a conservé un nom.
Les débuts académiques : le modèle comme discipline
Formé dans le sillage d’Ingres et des maîtres néoclassiques, Degas inscrit très tôt le dessin d’après le modèle vivant au cœur de sa pratique. Dans les années 1850–1860, il multiplie études de nu, feuilles d’attitudes, portraits d’amis ou de membres de sa famille. Cette phase « classique » installe ses constantes : primat de la ligne, construction rigoureuse des poses, goût pour les cadrages obliques hérités de la gravure et de la photographie naissante. Le modèle y est l’outil d’une grammaire (proportions, torsions, appuis) qui irrigue toute la suite de l’œuvre.
La sphère privée : la famille Bellelli et les proches
Dans La Famille Bellelli (vers 1858–1867), Degas fait poser sa tante Laura, son oncle Gennaro et leurs filles. Le tableau, longuement médité, montre comment des modèles intimes peuvent être transfigurés en une composition d’une grande tenue morale et spatiale : regards décentrés, tensions affectives, géométrie des corps. D’autres proches – amis artistes, écrivains, musiciens – donneront lieu à des portraits où l’identité importe, mais où la mise en scène (mobilier, murs, lisières du cadre) dit tout autant la modernité que la ressemblance.
Les danseuses : archéologie d’un geste et d’un milieu
Des « petits rats » aux étoiles : un vivier de modèles
À partir des années 1870, l’Opéra devient l’un des théâtres privilégiés de Degas. Il y observe la mécanique du ballet : échauffements, filages, entrées et sorties de scène, pauses exténuées. Les jeunes danseuses – souvent très jeunes – posent en atelier ou sont croquées sur le vif depuis les coulisses. Le modèle n’est pas célébré pour sa beauté, mais étudié pour la cinétique : pointes, cambrures, pliés.
Marie van Goethem : la « Petite danseuse de quatorze ans »
Le cas le plus célèbre est Marie van Goethem, modèle de la Petite danseuse de quatorze ans (cire, 1878–1881). Degas combine la cire avec des matériaux réels (cheveux, ruban, tutu), brouillant les frontières entre art et réel. Présentée en 1881, la sculpture scandalise : naturalisme jugé trop cru, statut social de la jeune danseuse exposé sans fard. Le modèle, loin d’être un idéal abstrait, incarne la vérité sociale d’un corps adolescent placé dans l’économie du spectacle.
La « classe de danse » et les coulisses : la série comme laboratoire
Dans La Classe de danse, La Répétition, Danseuses en bleu…, Degas varie points de vue et formats. Les mêmes modèles (ou des types voisins) réapparaissent, recomposés. Les bâtons, barres, tutus et miroirs deviennent des instruments de mesure du mouvement. Les poses – parfois d’une grâce accidentée – naissent d’un compromis entre observation directe, dessins préparatoires, retouches en atelier et réinvention mnésique.
Les travailleuses : modistes, repasseuses, blanchisseuses
1) Les modistes
La série des Modistes révèle l’atelier du chapeau comme un laboratoire de formes : chapeaux en construction, tables, épingles, fleurs artificielles. Les modèles – ouvrières, clientes, patronnes – offrent à Degas des gestes professionnels (penchement, torsion, bras levés) et des gammes chromatiques (étoffes, rubans). Loin de l’anecdote mondaine, Degas en fait la cartographie d’un métier.
2) Repasseuses et blanchisseuses
Dans les Repasseuses et Blanchisseuses, le modèle féminin travaille, sue, se masse les reins, boit une gorgée au bord d’une table. Les mêmes femmes (ou des modèles similaires) reparaissent d’un tableau à l’autre : une physiognomonie ordinaire devient figure par la répétition du geste. La série installe une éthique du regard : ni misérabilisme ni paternalisme, mais l’étude obstinée d’un corps au labeur.
Baignoires et salles de toilette : le nu sans apprêt
À partir des années 1880, Degas multiplie pastels, monotypes rehaussés et toiles de baigneuses et de femmes à leur toilette. Les modèles – souvent anonymes – sont saisis de dos, accroupies, se lavant, s’essuyant la nuque. Le nu n’est plus un prétexte mythologique : c’est un corps qui fait quelque chose, observé à distance, sans séduction ni confession. Le pastel permet la stratification des touches, la vibration des chairs ; le monotype autorise des effets de matière que Degas retravaille au pastel, faisant du modèle le pivot d’un processus technique autant que d’un sujet.
Modèles masculins : jockeys, amateurs d’opéra, portraits d’amis
Courses et jockeys
Aux courses, Degas étudie chevaux et cavaliers avant, pendant et après l’épreuve. Les jockeys, souvent modèles d’atelier habillés de casaques, sont dessinés à partir d’études prises sur le terrain, puis recomposés. Les postures suspendues (départs, accalmies avant le champ de course) soulignent l’intérêt de Degas pour le temps intermédiaire – ni l’instant héroïque, ni l’après, mais l’entre‑deux où le corps se règle.
Amis et pairs
Degas fait poser des amis (collectionneurs, écrivains, critiques), et croque des silhouettes à l’Opéra, au café‑concert, dans les loges. Parfois, le modèle est nommé (critique, artiste), parfois non ; dans tous les cas, l’identité sert moins qu’un type social (le flâneur, l’abonné de l’Opéra, le mélomane). Parmi ces présences, on compte des portraits de confrères (Manet et Mme Manet), d’écrivains ou de critiques, ou encore de l’Italien Diego Martelli, dont Degas capte la densité attentive.
Miss La La au Cirque Fernando
Cas singulier : Miss La La (acrobate afro‑européenne, dite Anna Olga Albertina Brown / Olga Kaira) dans Au Cirque Fernando (1879). Ici, le « modèle » est une performeuse ; Degas travaille d’après spectacle et croquis pour recomposer la figure suspendue. L’identité, sociale et raciale, renforce la contemporanéité de l’image, au croisement de la curiosité scientifique (mouvement) et du spectacle moderne.
Comment Degas travaille avec ses modèles : répétition, mémoire, technique
Degas répète les séances ; il varie pose, angle, éclairage. Il passe du dessin au pastel, du pastel à la huile, de l’huile au monotype (puis pastel), et même à la sculpture comme outil d’étude (figures féminines se lavant, étirant la jambe, etc.). Le modèle est le point d’ancrage d’un travail par séries : les corps ne sont pas des individus à psychologiser, mais des formes à éprouver. Dans la maturité, Degas travaille davantage « de mémoire », réutilisant des carnets et des sculptures de studio pour retrouver une vérité de geste plus que de ressemblance.
Éthique et réception : vérité, distance et « indiscrétion »
Les contemporains reprochent parfois à Degas la froideur ou l’« indiscrétion » (regarder les femmes au bain « comme à travers un trou de serrure »). Mais l’artiste revendique une distance scrupuleuse : pas de mythologie ni de sentimentalisme, mais l’étude – parfois impitoyable – d’un corps réel dans un monde réel. Les modèles, surtout anonymes, deviennent des figures d’une modernité sans emphase. Le scandale, lorsqu’il a lieu (la Petite danseuse), tient moins à l’érotisme qu’à la présentation frontale d’un corps social (jeune, pauvre, laborieux) avec ses matériaux, ses vêtements, sa condition.
Conclusion
Chez Degas, le modèle n’est jamais accessoire : il est méthode (observer, répéter, mémoriser), matière (ligne, masse, lumière) et mesure (du geste, du temps, de la vérité). Danseuses, modistes, repasseuses, baigneuses, jockeys et amis dessinent la topographie humaine d’un Paris au travail, vu depuis l’atelier et les coulisses. Si peu de noms nous sont parvenus, c’est que Degas choisit de faire du modèle un type – non pour l’effacer, mais pour rendre ses gestes durables. La modernité qu’il invente est faite de ces corps exacts, vus sans pathos, répétés jusqu’à l’évidence : le modèle comme partenaire de la forme.
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