Le puits artésien de la Butte-aux-Cailles : une eau libre sous Paris
Sur les hauteurs tranquilles de la Butte-aux-Cailles, quartier populaire du 13e arrondissement de Paris, coule une eau venue des profondeurs. Invisible à l’œil nu, cette eau artésienne jaillit à plus de 600 mètres sous terre, traversant les strates du temps géologique et des politiques de l’eau. Elle alimente aujourd’hui une fontaine et une piscine, dans une discrétion qui contraste avec la puissance symbolique de son origine. Né d’un projet du Second Empire, le puits artésien de la Butte-aux-Cailles incarne les paradoxes de l’eau à Paris : entre ambition hygiéniste, lenteur institutionnelle, innovation technique et patrimonialisation. Cet article retrace l’histoire, les usages et la portée de ce puits emblématique.
La genèse difficile du puits artésien
Un projet lancé en 1863
L’idée de forer un puits artésien à la Butte-aux-Cailles naît dans le contexte de la grande réorganisation des réseaux parisiens sous le Second Empire. L’ingénieur Eugène Belgrand, directeur du service des eaux de Paris, souhaite alors compléter l’alimentation de la capitale par des ressources souterraines abondantes et pures, puisées dans la nappe de l’Albien, située à plus de 500 mètres de profondeur. Le site de la Butte-aux-Cailles, bien que situé en altitude, est choisi pour sa topographie favorable à l’émergence naturelle de l’eau une fois forée.
Une réalisation interrompue puis relancée
Commencé en 1863, le forage est ralenti par des difficultés techniques, notamment la dureté des terrains traversés. La chute du Second Empire, la guerre de 1870 puis les priorités budgétaires de la IIIe République repoussent le chantier. Le puits devient un projet oublié, interrompu à mi-chemin. Ce n’est qu’à la toute fin du XIXe siècle que les travaux reprennent, et ce n’est qu’en 1904 — soit plus de 40 ans après le lancement — que l’eau finit par jaillir, à 582 mètres de profondeur.
Une eau pure, gratuite et… sous-utilisée
Caractéristiques de l’eau
L’eau jaillie du puits de la Butte-aux-Cailles est issue de la nappe de l’Albien, réputée pour sa pureté, sa stabilité et sa température constante (28°C). Cette nappe profonde, alimentée par des infiltrations anciennes, offre une ressource protégée de la pollution moderne. Le débit atteint environ 600 m³ par jour, mais faute de réseau prévu pour sa distribution, cette eau reste en grande partie inutilisée dans les premières décennies.
Destinations de l’eau
L’eau du puits alimente aujourd’hui deux infrastructures emblématiques :
• Une fontaine publique, accessible à tous, située à l’angle de la rue de la Butte-aux-Cailles et de la rue de l’Espérance. C’est l’un des rares points d’eau libre de Paris.
• La piscine municipale de la Butte-aux-Cailles, construite dans les années 1920, qui utilise cette eau chaude naturelle pour remplir ses bassins.
Ce double usage, à la fois utilitaire et symbolique, a ancré le puits dans la vie quotidienne du quartier, mais sans faire de lui une pièce maîtresse de la politique de l’eau parisienne.
Le puits dans l’imaginaire urbain et politique
L’eau de la République ?
Le jaillissement du puits intervient sous la IIIe République, dans un contexte marqué par les idéaux hygiénistes et la démocratisation de l’accès à l’eau. La municipalité de Paris voit dans cette eau un service public en acte : gratuite, pure, accessible. Le puits devient alors le symbole d’un progrès non marchand, d’une ressource offerte à tous, sans barrière sociale.
Un symbole d’autonomie face aux réseaux centralisés
Dans une époque où les réseaux de distribution deviennent de plus en plus centralisés, le puits artésien de la Butte-aux-Cailles apparaît comme une exception. Il alimente une structure autonome, sans interconnexion avec le reste du réseau. Aujourd’hui encore, des mouvements écologistes ou des associations locales le défendent comme un exemple de souveraineté hydraulique à l’échelle du quartier.
Héritage, usages contemporains et perspectives
Un site patrimonial discret
Malgré son histoire, le puits de la Butte-aux-Cailles reste méconnu des Parisiens. Ni monument classé, ni site valorisé dans les guides, il n’a conservé qu’une discrète fontaine en surface. Pourtant, il attire les curieux, les amoureux du patrimoine caché, et fait l’objet de circuits alternatifs de découverte urbaine.
Vers une valorisation écologique ?
Face au défi climatique et à la recherche de solutions locales et résilientes, certains urbanistes réexaminent le rôle des eaux artésiennes. Le puits de la Butte-aux-Cailles pourrait être intégré dans un dispositif de rafraîchissement urbain, ou d’approvisionnement alternatif en période de crise. Il constitue aussi un cas d’étude inspirant dans la réflexion sur l’autonomie en eau des quartiers urbains.
Conclusion
Le puits artésien de la Butte-aux-Cailles n’est ni le plus ancien, ni le plus spectaculaire des puits parisiens, mais il est sans doute le plus emblématique d’une certaine idée de l’eau : gratuite, propre, à portée de main. Il témoigne d’un projet ambitieux de maîtrise de la ressource, mais aussi des limites des politiques techniques sans vision à long terme. Aujourd’hui, il reste une mémoire souterraine de Paris, entre utopie républicaine et avenir écologique.
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