La cour, le roi et le tarot : Une analyse iconographique des arcanes
Né dans les cours princières italiennes de la Renaissance, le tarot est longtemps demeuré un objet de luxe, réservé aux élites cultivées. Si ses origines se rattachent souvent aux familles Visconti ou Sforza, son développement au sein du royaume de France, notamment à Paris, lui a donné une autre dimension. Dès le XVIIe siècle, le tarot devient un jeu codifié, imprimé et diffusé largement, tout en conservant, parfois inconsciemment, les marques profondes d’un imaginaire aristocratique. L’iconographie des arcanes majeurs — ces figures hiératiques, drapées de costumes fastueux, siégeant sur des trônes ou dominant la scène par leur posture — révèle l’influence d’une culture visuelle façonnée par la monarchie française et sa mise en scène du pouvoir.
La cour de France, plus particulièrement sous l’Ancien Régime, n’est pas seulement un centre de décision politique : elle est un modèle esthétique, un système de signes et de hiérarchies, où le vêtement, la posture, le décor portent sens. Cette culture de la représentation se retrouve transposée dans les images du tarot, à travers un langage visuel stable et immédiatement reconnaissable. Cet article propose d’explorer la manière dont la cour de France a influencé l’iconographie du tarot — costumes, symboles, esthétique — en examinant comment les codes du pouvoir monarchique se sont enracinés dans ce jeu devenu universel.
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Le contexte de la cour de France et la circulation du tarot
Une diffusion tardive mais marquée par Paris
Si le tarot voit le jour dans l’Italie du XVe siècle, il ne s’impose en France qu’un siècle plus tard. Ce sont les imprimeurs parisiens et lyonnais qui, au XVIIe siècle, commencent à produire des tarots en série, avec des matrices iconographiques devenues stables. C’est notamment à Paris que se développe une variante du « tarot de Marseille », fixant les représentations que nous connaissons aujourd’hui. La standardisation du jeu coïncide avec une centralisation du pouvoir royal : le règne de Louis XIV marque un âge d’or de l’autorité monarchique et de son rayonnement esthétique.
Or, la cour de France n’est pas un acteur direct dans la conception des tarots, mais elle imprègne le goût, l’imaginaire et les codes visuels de l’époque. Les éditeurs de jeux de cartes, même s’ils s’adressent à un public plus large, puisent dans une iconographie immédiatement lisible, largement modelée par les portraits royaux, les allégories classiques et les scènes officielles. Ce contexte parisien donne naissance à une version du tarot qui est tout à la fois populaire et profondément marquée par le prestige de la cour.
La cour comme modèle d’organisation sociale et visuelle
Sous l’Ancien Régime, la cour est plus qu’un lieu géographique : c’est un système de représentation. Elle organise la société selon une hiérarchie rigide, visible et ritualisée. Le roi n’y est pas simplement un chef politique, mais un acteur central dans un théâtre codifié où le costume, le geste, la place occupée dans l’espace ont une signification politique.
Cette mise en scène du pouvoir, essentielle à Versailles, s’inscrit dans l’imaginaire collectif à travers les arts : peinture, gravure, tapisserie, cérémonial. Le tarot, bien qu’en marge des sphères officielles, emprunte ces codes. Il devient un condensé miniature de cette vision du monde : une société hiérarchisée, régie par l’ordre symbolique et représentée selon des canons inspirés du cérémonial monarchique.
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L’influence de la cour sur les figures du tarot : costumes, hiérarchie et pouvoir
Les figures de pouvoir : roi, reine, empereur, impératrice, pape
Parmi les 22 arcanes majeurs du tarot, plusieurs représentent des figures d’autorité : l’Empereur, l’Impératrice, le Pape, la Papesse, le Chariot. Le costume, dans chacun de ces cas, est porteur de signes. L’Empereur porte sceptre et couronne, symboles d’un pouvoir absolu, et est souvent représenté avec une barbe majestueuse, rappelant l’iconographie des monarques français. Son trône est surélevé, signe de domination, comme ceux du roi dans les portraits officiels.
L’Impératrice, richement vêtue, parfois avec un corsage rigide et une coiffe à la française, évoque les reines de la cour : non pas en tant que personnes réelles, mais comme figures idéalisées de fertilité, de pouvoir doux, d’équilibre. La Papesse, figure mystérieuse souvent censurée, semble emprunter aux grandes abbesses de cour, comme Madame de Maintenon, à mi-chemin entre pouvoir spirituel et influence politique.
Le Pape, quant à lui, s’inscrit dans une double référence : religieuse, évidemment, mais aussi monarchique. En France, où le roi est sacré à Reims, l’Église et la cour sont intimement liées, et le tarot, en représentant un Pape trônant et bénissant, rappelle les portraits des évêques à la cour de Louis XIII et Louis XIV.
Le symbolisme politique des arcanes majeurs
Plusieurs arcanes du tarot reprennent des thèmes chers à la propagande monarchique française : la Justice, la Force, la Tempérance sont des vertus cardinales que l’on retrouve dans les décors versaillais, les plafonds de Le Brun, ou les allégories officielles. Elles incarnent les qualités attendues d’un souverain éclairé.
L’arcane du Soleil, avec ses deux jumeaux bénis par un astre radieux, peut être lu comme une métaphore solaire de la monarchie absolue, dont Louis XIV fut l’incarnation. Le symbolisme cosmologique, très présent à la cour, trouve ici une résonance : le roi est le centre de l’ordre, celui par qui la lumière et la justice se diffusent.
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Une esthétique de cour dans les postures et le décor
Postures d’apparat et iconographie royale
La frontalité des personnages du tarot, leur hiératisme, leur immobilité apparente, rappellent les portraits officiels de la monarchie française. À l’image du célèbre portrait de Louis XIV en costume de sacre par Hyacinthe Rigaud (1701), les figures du tarot se tiennent droites, regardent le spectateur, et incarnent non une personne, mais une fonction, un rôle.
Les gestes sont également codifiés : la main levée en bénédiction (Pape), le sceptre tenu droit (Empereur), la balance équilibrée (Justice) — autant de signes lisibles qui codifient la souveraineté, la légitimité, la mesure. Ces figures ne parlent pas : elles se donnent à voir, dans un silence solennel, comme les grands personnages des galeries royales.
Les fonds, trônes, blasons : les décors d’un pouvoir théâtralisé
Les décors des cartes — fonds étoilés, colonnes, tentures, sols damiers — ne sont pas neutres. Ils évoquent les intérieurs fastueux des palais royaux, ou les décors d’opéras de cour. Le trône, par exemple, n’est pas seulement un siège : c’est un symbole de stabilité, de continuité dynastique.
Les armoiries, les drapés, les dais sont souvent simplifiés dans le tarot, mais ils renvoient à des éléments bien présents dans l’univers visuel de la monarchie française. Même les cartes les plus abstraites (Le Monde, La Lune) empruntent à une iconographie savante, nourrie par l’art de cour, l’allégorie classique et l’architecture versaillaise.
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De l’objet de cour à l’objet populaire : mutation du sens et persistance des formes
La désacralisation du pouvoir et la popularisation du tarot
À partir du XVIIIe siècle, le tarot change de statut. Il devient un jeu populaire, puis un support ésotérique, grâce notamment aux écrits de Court de Gébelin et d’Éliphas Lévi. Pourtant, les images restent : les costumes, les trônes, les postures subsistent. Ce qui était modèle de cour devient archétype universel.
Même dans des versions très tardives — comme le tarot de Marseille regravé par Nicolas Conver (1760) — les figures monarchiques restent lisibles. Le passage d’un monde de l’étiquette à un monde de la symbolique n’efface pas les formes, il les transcende.
Le prestige de la cour dans les tarots contemporains
Aujourd’hui encore, les tarots inspirés du modèle français (Camoin, Jodorowsky, decks d’artistes contemporains) continuent de puiser dans cet imaginaire aristocratique. Certains créateurs jouent de cette esthétique « versaillaise » pour réenchanter le tarot : silhouettes inspirées du XVIIIe siècle, costumes brodés, décors à la Watteau.
La fascination pour la cour — sa verticalité, sa mise en scène, son théâtre du pouvoir — perdure à travers le tarot. Ce n’est pas une nostalgie politique, mais une fascination esthétique, une mémoire visuelle qui traverse les siècles.
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L’influence de la cour de France sur l’iconographie du tarot est profonde, durable, parfois inconsciente. À travers les costumes, les symboles et l’esthétique, le tarot conserve la mémoire d’un monde régi par la hiérarchie, la représentation et le faste. Ce jeu, en apparence ésotérique ou divinatoire, est aussi un miroir d’une culture politique et artistique.
La monarchie française, en façonnant un langage visuel du pouvoir, a laissé son empreinte sur les cartes. Le tarot, devenu outil d’introspection, conserve encore aujourd’hui les ornements d’un ancien régime d’images : celui où le roi, en costume, trônait au centre du monde.
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Sources bibliographiques :
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