Les employés de l’octroi : rouages oubliés de la fiscalité parisienne
Paris, un matin d’octobre 1880 – Barrière du Trône
La brume d’automne colle aux pavés encore humides quand Jules M., préposé de l’octroi depuis douze ans, enfile son uniforme bleu sombre, boutonné jusqu’au col. Il quitte son logement de fonction attenant à la barrière et salue d’un geste lent le factionnaire de nuit, qui lui cède la place à l’intérieur de la guérite. Dans la cour pavée, déjà, les lourdes voitures de maraîchers s’alignent, en file lente, fumantes de l’effort des chevaux tirant les denrées du marché de Vincennes.
Le temps est à l’examen. Jules descend de sa guérite, carnet à la main. Une charrette chargée de cageots s’arrête : pommes, oignons, deux sacs de farine blanche. Il jette un œil exercé sur le chargement, devine les quantités, demande le bulletin de circulation. L’homme du marché grogne, pressé. Jules hoche la tête, note d’une écriture serrée : « 2 sacs, blé fin, 80 kg. 5 cagettes pommes. 3 paniers légumes secs. Taxe : 2 fr. 25. » Il tamponne. Le ton est neutre, mécanique. Il ne s’agit pas de discuter.
Les jours se suivent mais ne se ressemblent jamais tout à fait. Certains matins sont paisibles, les camelots blagueurs. D’autres sont tendus : on tente de passer sans déclaration, d’enfouir du vin sous des fagots, de maquiller de la viande salée en denrée exemptée. Jules a été formé à l’œil vif. Il sait flairer l’embrouille comme le gabelou d’autrefois le sel frauduleux.
Midi. Le roulement s’organise. Un collègue prend la relève pour une heure. Jules se retire dans la pièce de repos attenante, où le poêle ronronne. Dans la petite cantine, on mange chaud – potage, pain, un verre de vin autorisé. Les discussions roulent sur les nouvelles taxes, sur les décisions du Conseil municipal, sur les rumeurs de suppression de l’octroi qui grondent, encore lointaines.
L’après-midi, une inspection de routine. Le chef de poste, en redingote plus raide, passe saluer. Il vérifie les registres, s’assure de la concordance entre les entrées enregistrées et les bordereaux. Tout est conforme. Jules est un homme méticuleux.
À la tombée du jour, le trafic s’intensifie. Les Parisiens rentrent, les artisans franchissent la barrière avec des outils, des planches, des sacs de charbon. Chaque passage est consigné, évalué. Le regard de Jules est fatigué mais alerte.
À vingt heures, la relève du soir prend le poste. Jules range son carnet, souffle doucement dans le col de sa veste. Le froid tombe d’un coup, humide. Il quitte la barrière comme on sort de scène, discret, presque invisible.
Demain, il recommencera. Même guérite, même geste. L’octroi n’a pas d’état d’âme. Il a des guetteurs.
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Introduction
Parler de l’octroi, c’est souvent évoquer une taxe ancienne, disparue depuis 1943, qui grevait les marchandises entrant dans Paris. Mais derrière cet impôt se cachait toute une administration, une organisation humaine minutieuse et hiérarchisée, animée par des centaines d’agents municipaux. Employés de l’octroi : ces hommes (et quelques femmes) formaient un monde à part dans la capitale, à la croisée de la fiscalité, de la régulation urbaine, et du quotidien des Parisiens. Aujourd’hui oubliés, ils furent pourtant des figures familières aux barrières, aux gares, aux ports, veillant sur les denrées, les combustibles et les alcools. Cet article propose de redonner vie à ces métiers disparus, en retraçant leur organisation, leur quotidien, leurs représentations et leur effacement progressif.
Une administration municipale complexe et hiérarchisée
Dès l’époque moderne, la ville de Paris s’est dotée d’un service spécifique pour percevoir les droits d’entrée sur les marchandises destinées à sa consommation. À partir de la Révolution, ce service devient une administration municipale rationalisée, placée sous l’autorité du préfet de la Seine, et structurée autour des fameuses barrières d’octroi édifiées sous Louis XVI, puis rénovées au XIXe siècle.
L’administration de l’octroi parisien est l’une des plus importantes de France. Au milieu du XIXe siècle, elle compte plus de 1 000 agents, recrutés selon des critères stricts : casier judiciaire vierge, service militaire effectué, bonne moralité, savoir lire et écrire, parfois des recommandations. Les fonctions sont hiérarchisées : contrôleurs principaux, receveurs, vérificateurs, préposés, peséeurs, messagers. Chacun a une mission spécifique : percevoir, vérifier, comptabiliser, ou transporter les documents et valeurs.
À cette organisation de terrain s’ajoute un important encadrement administratif : inspecteurs généraux, chefs de bureau, directeurs. Le service fonctionne comme une mini-direction fiscale autonome, avec sa propre comptabilité, ses archives et ses règlements internes. Cette machine bureaucratique bien huilée s’adapte aux évolutions des tarifs, des denrées et des techniques de transport (apparition du rail, des camions…).
Une vie de poste : le quotidien des agents de l’octroi
Travailler à l’octroi, c’est tenir un poste de frontière à l’intérieur même de la ville. Les employés en poste aux barrières d’octroi — situées aux limites de l’enceinte de Thiers — effectuent un service continu, jour et nuit, par tous les temps. Chacun est affecté à un pavillon d’octroi, une guérite ou un poste mobile dans une gare ou un port. Là, ils examinent les marchandises entrant à Paris, en vérifient la nature, la quantité, et calculent la taxe correspondante selon les tarifs en vigueur.
Le matériel est spécifique : balances de précision, instruments de mesure (mètres, jauges pour les liquides), registres en double, tickets de perception, cachets à encre pour marquer les sacs ou tonneaux. Tout est consigné, vérifié, contrôlé par plusieurs niveaux hiérarchiques.
Les conditions sont souvent rudes. Les préposés doivent affronter le froid, la pluie, la neige, ou la chaleur étouffante, enfermés dans de petites guérites vitrées. Les horaires sont décalés, les jours fériés travaillés. Les rétributions sont modestes, même si certains avantages existent : logement de fonction, prime de bonne conduite, possibilité d’avancement.
L’ambiance est parfois tendue : les agents doivent faire respecter la loi, même face à des maraîchers, boulangers ou marchands pressés ou méfiants. La fraude est constante : fausses déclarations, marchandises dissimulées, tentatives de corruption. La vigilance est donc permanente, mais les moyens de contrôle ne sont pas infaillibles. L’honnêteté des agents est régulièrement mise à l’épreuve.
Une figure entre caricature et familiarité
Les employés de l’octroi sont omniprésents dans l’imaginaire du Paris d’avant 1943. Leur silhouette en uniforme bleu, leur lanterne à la main, leur air sévère ou affairé, sont des images familières des entrées de ville. Ils apparaissent dans la littérature, les chansons, la presse illustrée ou satirique.
Dans les romans réalistes de la seconde moitié du XIXe siècle, l’employé d’octroi est une figure de la ville moderne, un rouage de la régulation capitaliste. Chez Zola, il incarne la bureaucratie qui quadrille Paris. Dans la caricature, il est parfois moqué pour sa raideur, sa paperasserie, son zèle tatillon — mais aussi respecté comme garant de l’ordre et de la transparence.
L’image sociale de l’employé d’octroi oscille entre fonctionnaire rigide et petit notable de barrière. Il connaît les habitudes du quartier, les marchands, les fraudeurs, les jours d’affluence. Il devient une figure presque folklorique, à la frontière du Paris populaire et du Paris administratif.
La disparition d’un monde : la suppression de l’octroi et l’oubli des agents
La suppression de l’octroi à Paris, actée en 1943 sous le régime de Vichy, met un terme à cette organisation multiséculaire. Elle s’inscrit dans un double mouvement : recentralisation de la fiscalité et volonté de fluidifier les circulations en période de pénurie et d’effort de guerre. À Paris, comme dans de nombreuses villes françaises, les barrières tombent, les guérites sont démontées, les agents sont reclassés — quand ils le peuvent.
Certains rejoignent les services fiscaux, d’autres l’administration municipale, quelques-uns prennent leur retraite. Le service est dissous, les uniformes rangés, les postes supprimés. Très vite, ces métiers sombrent dans l’oubli, malgré leur rôle central dans la gestion de la ville pendant plus d’un siècle.
Aujourd’hui, seuls quelques éléments rappellent leur existence : les pavillons d’octroi conservés (comme à la Villette ou à la porte d’Arcueil), les archives de la Ville de Paris, et la mémoire familiale de descendants. Les agents de l’octroi font partie de ces professions de l’ombre, essentielles mais effacées, qu’il convient de redécouvrir pour mieux comprendre la fabrique urbaine du passé.
Conclusion
Ouvriers discrets de la fiscalité urbaine, les employés de l’octroi ont incarné, durant des décennies, l’articulation entre ville, économie et contrôle. À la frontière entre la marchandise et la taxe, ils furent à la fois agents d’ordre, agents de comptabilité et figures familières du Paris quotidien. Leur disparition en 1943 n’a pas seulement mis fin à une taxe, mais à une organisation sociale, à un monde professionnel aux codes, à la culture et aux usages spécifiques. Retrouver leur mémoire, c’est enrichir notre compréhension de l’histoire administrative et humaine de la capitale.
Sources bibliographiques :
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