Les puits artésiens et les grandes figures scientifiques du XIXe siècle : ingénieurs, savants et l’invention d’un imaginaire hydraulique
Au XIXe siècle, Paris connaît une mutation sans précédent. Tandis que la ville se modernise, ses infrastructures doivent répondre aux défis posés par une population croissante, une hygiène déficiente et des épidémies récurrentes. L’accès à l’eau potable devient une priorité politique, sanitaire et sociale. Dans ce contexte, les puits artésiens apparaissent comme une solution innovante et fascinante. Leur mise en œuvre ne peut toutefois être dissociée de figures scientifiques et techniques majeures, qui ont contribué à leur conception, à leur médiatisation, et à leur inscription dans l’imaginaire collectif du progrès. Cet article revient sur cette aventure scientifique et humaine, en mettant en lumière le rôle de quelques grandes personnalités et institutions dans la genèse des forages artésiens à Paris.
L’art du forage : une aventure scientifique et technique
Un savoir hérité et transformé
L’idée de puiser de l’eau en profondeur n’est pas nouvelle. Depuis l’Antiquité, des civilisations captent des nappes souterraines par des systèmes de qanats ou d’aqueducs souterrains. Toutefois, le forage artésien, qui exploite la pression naturelle des nappes captives pour faire jaillir l’eau sans pompage, s’appuie sur une compréhension fine des phénomènes géologiques. Au XIXe siècle, les progrès de la géologie, de l’hydraulique et des techniques de forage permettent de repenser radicalement l’accès à l’eau.
L’Académie des sciences, l’École des Mines et l’École des Ponts et Chaussées deviennent les lieux d’élaboration et de diffusion de ces savoirs. Le terrain devient un laboratoire à ciel ouvert, où s’expérimentent de nouvelles techniques, matériaux et hypothèses.
Forer, une expérimentation scientifique
Le puits de Grenelle, foré entre 1833 et 1841, est emblématique de cette transition. Profond de 548 mètres, il mobilise les savoirs les plus avancés de l’époque, tout en suscitant l’intérêt des savants, des politiques et du public. C’est une entreprise collective, mêlant intuitions empiriques et calculs savants, tâtonnements et percées. Le forage devient ainsi un acte scientifique : il révèle les strates invisibles du sous-sol, il matérialise la théorie par la pratique, et il impose de nouvelles normes de rigueur et de rationalité technique.
Les figures majeures autour des puits artésiens à Paris
Louis-Georges Mulot (1804–1872) : l’ingénieur autodidacte et audacieux
Sans diplôme ni appui institutionnel, Louis-Georges Mulot est pourtant la figure décisive du puits de Grenelle. Ancien meunier, il se passionne pour les techniques de forage et développe une méthode personnelle, fondée sur l’observation du terrain et une profonde intuition mécanique. C’est lui qui convainc les autorités parisiennes de lancer le forage de Grenelle, malgré le scepticisme ambiant. Pendant huit ans, il dirige les opérations avec ténacité, affrontant les accidents techniques, les critiques et l’épuisement.
Mulot incarne une figure de génie pratique : artisan éclairé, technicien de terrain, il s’impose dans un monde dominé par les corps savants. Son succès, largement médiatisé, contribue à faire du puits artésien un symbole de conquête technologique.
Eugène Belgrand (1810–1878) : l’ingénieur-savant de la régularisation urbaine
Si Mulot est l’homme d’un exploit, Belgrand est celui d’une systématisation. Ingénieur des Ponts et Chaussées, proche d’Haussmann, il pense l’alimentation en eau comme un système intégré, combinant sources, aqueducs et forages profonds. Il est l’initiateur d’une cartographie fine des nappes souterraines de la région parisienne, fondée sur des relevés topographiques et géologiques. Belgrand ne se contente pas de forer : il rationalise, ordonne, connecte. Il est aussi un vulgarisateur brillant, soucieux de faire comprendre les infrastructures aux Parisiens.
Belgrand place le puits artésien au cœur d’une vision hygiéniste et technocratique de la ville. Pour lui, l’eau souterraine est non seulement pure et abondante, mais elle incarne une ressource maîtrisée par la science et mise au service du progrès.
Arago, Élie de Beaumont, et les relais savants
François Arago, astronome et physicien, est l’un des premiers à soutenir publiquement le projet de Mulot. Il joue un rôle d’intermédiaire entre les techniciens de terrain et les sphères académiques, contribuant à légitimer l’entreprise.
De son côté, le géologue Léonce Élie de Beaumont fournit une lecture théorique des couches traversées, reliant les découvertes du forage à la compréhension globale du sous-sol français. Ces savants assurent la transmission des résultats vers les sociétés savantes et l’Académie, leur donnant une reconnaissance scientifique officielle.
Entre science, spectacle et politique
Un exploit technique mis en scène
Le puits de Grenelle n’est pas seulement un exploit scientifique : c’est un événement médiatique. Les gravures représentant les ouvriers en train de forer, les articles exaltant la « source jaillissante », les cérémonies d’inauguration en présence de notables contribuent à en faire un spectacle. Lorsqu’en février 1841, après huit années d’efforts, l’eau jaillit à 36 mètres de hauteur, la presse s’empare de l’événement comme d’un miracle de la modernité.
Ce succès résonne lors des Expositions universelles, où maquettes, cartes et modèles de forages sont exposés pour incarner l’avance technologique de la France. Le puits artésien devient une vitrine du génie national.
Le puits comme outil de légitimation politique
L’engagement des autorités dans ces projets n’est pas neutre. Le soutien de Louis-Philippe au projet de Grenelle, puis la systématisation des réseaux hydrauliques sous Napoléon III, montrent que les puits sont aussi des outils de pouvoir. Ils permettent de s’adresser au peuple, de promettre une eau saine, gratuite, maîtrisée. Ils s’inscrivent dans une vision paternaliste du progrès, où la science sert à moderniser sans bouleverser l’ordre social.
Héritages et mémoires
Une mémoire technique en demi-teinte
Si Eugène Belgrand a donné son nom à un boulevard et à une station de métro, Mulot reste étonnamment absent de la mémoire urbaine. Son statut d’autodidacte, en dehors des corps savants, a sans doute contribué à cet oubli. Pourtant, des plaques discrètes signalent encore la présence du puits de Grenelle (dans la cour de l’actuel lycée Buffon) ou celui de la Butte-aux-Cailles.
Ces sites, longtemps négligés, sont aujourd’hui redécouverts par des passionnés d’histoire urbaine et de patrimoine technique.
Patrimonialisation des figures et renouveau de l’intérêt scientifique
Dans un contexte de raréfaction de l’eau et de résurgence des pratiques alternatives (eau non potable, géothermie), les puits artésiens redeviennent des objets d’étude. Leur histoire interroge nos représentations du progrès, nos modèles de gestion, notre rapport à la nature.
Redonner leur place aux figures de Mulot, Belgrand ou Arago, c’est aussi redonner une profondeur historique à la science en action, et montrer que les infrastructures sont le fruit de conflits, d’innovations, et de récits puissants.
Conclusion
Les puits artésiens parisiens sont les témoins d’une époque où la science s’incarne dans des hommes, des gestes, et des récits. Autour du forage de Grenelle, du génie autodidacte de Mulot à la rationalité de Belgrand, se déploie une histoire fascinante, entre expérimentation, spectacle et politique. Redécouvrir ces figures, c’est renouer avec une mémoire souterraine de Paris, où l’eau jaillit non seulement du sol, mais aussi de la rencontre entre savoir, travail et vision.
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