Tentative de forage du puits artésien de Ménilmontant : espoirs souterrains et désillusions hydrauliques à l’est de Paris
À la fin du XIXe siècle, Paris vit une véritable fièvre de l’eau souterraine. Après les succès retentissants des puits artésiens de Grenelle (1833–1841), de Passy (1855–1861) et de la Butte-aux-Cailles (1866–1904), les regards se tournent vers d’autres quartiers encore mal desservis. Ménilmontant, fraîchement annexé en 1860 à la capitale, fait alors figure de grand oublié dans le maillage hydraulique haussmannien. Enclavé, ouvrier, mal connecté aux grandes adductions d’eau, le quartier nourrit l’espoir d’un puits artésien local, comme symbole de progrès, d’hygiène et d’autonomie. Mais le sous-sol parisien ne livre pas ses eaux à tous avec la même générosité : le forage de Ménilmontant échoue, laissant une trace ténue mais significative dans l’histoire des infrastructures urbaines. Cet épisode méconnu témoigne à la fois des limites de la science de l’époque, des inégalités hydrauliques et des rêves enfouis de la périphérie parisienne.
Ménilmontant au XIXe siècle : un quartier périphérique en quête d’eau
Dans les années 1860, Ménilmontant est en pleine mutation. Le village des hauteurs devient un faubourg parisien dense, populaire et industrieux, peuplé d’ouvriers, d’artisans, et bientôt de coopératives viticoles et de blanchisseries. Pourtant, l’eau y manque cruellement. L’aqueduc de la Dhuis et le réseau des eaux de source ne couvrent que partiellement ce territoire vallonné et excentré. Les fontaines publiques sont rares et l’approvisionnement privé repose encore sur des puits peu profonds ou des livraisons en tonneaux. Dans ce contexte, l’idée d’un puits artésien local apparaît comme une solution moderne et prometteuse.
Le projet de forage : ambitions municipales et obstacles géologiques
Vers 1870, des discussions s’engagent au Conseil municipal du 20e arrondissement. Le modèle de Grenelle fascine : capter l’eau pure des nappes profondes du Bassin parisien, dans les sables verts et les couches du Sénonien, à des centaines de mètres sous terre. Un site est envisagé : au sommet de la rue de Ménilmontant, non loin de l’actuelle place Maurice-Chevalier. Le sol est stable, l’altitude élevée, et l’espoir est grand.
Mais rapidement, les premières sondes font face à une roche dure, compacte, fissurée de manière irrégulière. La pression artésienne, clé du jaillissement, ne se manifeste pas. Contrairement à Passy ou à la Butte-aux-Cailles, aucune veine aquifère ne répond aux attentes. La société de forage, vraisemblablement mandatée par la Ville, multiplie les essais… en vain.
Les minutes du Conseil municipal signalent des « difficultés imprévues » et un « rendement nul » du point de captage. Après plusieurs mois, les travaux sont interrompus. Le forage est rebouché, sans qu’aucune infrastructure visible ne soit construite. L’épisode s’efface progressivement de la mémoire collective.
Un puits oublié, révélateur d’inégalités hydrauliques
Ce qui aurait dû devenir une fontaine artésienne en plein cœur d’un quartier populaire n’est finalement qu’un puits invisible, un trou dans l’histoire. À l’échelle de Paris, cet échec illustre la géographie inégale de l’accès à l’eau au XIXe siècle. Tandis que les beaux quartiers bénéficient de l’eau artésienne en abondance – Passy, Grenelle, Montsouris –, Ménilmontant doit continuer à attendre les prolongements de l’aqueduc de la Vanne et les élargissements des canalisations municipales.
L’eau devient ici un révélateur d’une politique urbaine hiérarchisée, où les choix techniques recoupent les découpages sociaux et économiques. Si les débats sur l’hygiène sont omniprésents, ils se heurtent aux limites du sous-sol, mais aussi aux priorités d’investissement.
Traces, mémoire et patrimonialisation
Aucune plaque ne signale aujourd’hui le lieu du forage avorté. Pourtant, il existe dans les archives techniques de la Ville des mentions de ce projet, parfois évoqué dans des rapports ou des articles de journaux spécialisés comme le Bulletin de la Société Hydrotechnique de France. Il serait possible de retrouver les coordonnées précises du puits, de les intégrer dans une carte interactive des puits artésiens parisiens, et d’en faire un lieu de mémoire discret, témoin d’une histoire souterraine méconnue.
Avec la montée des enjeux environnementaux, les puits abandonnés de Paris retrouvent un intérêt patrimonial et écologique. Le puits fantôme de Ménilmontant pourrait ainsi réintégrer le récit urbain, non pas comme un échec technique, mais comme un jalon dans la longue quête d’une eau accessible, publique et équitable.
Conclusion
La tentative de forage du puits artésien de Ménilmontant est une micro-histoire, mais elle résonne avec de grandes questions : à qui appartient l’eau ? Comment les choix techniques reflètent-ils des visions politiques de la ville ? Ce puits qui n’a jamais jailli invite à ne pas oublier les aspirations enfouies des quartiers périphériques, ni les promesses non tenues d’un progrès technique qui, parfois, exclut autant qu’il irrigue.
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