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Histoires d'art

Émile Bernard, un modèle physique et intellectuel dans la révolution artistique

Émile Bernard (1868-1941) occupe une place singulière dans l’histoire de l’art moderne. Souvent éclipsé par des figures comme Gauguin, Van Gogh ou Cézanne, il fut pourtant l’un des acteurs essentiels des grandes ruptures picturales de la fin du XIXe siècle. En plus d’être un peintre novateur, à l’origine du cloisonnisme et du synthétisme, Bernard fut également un modèle, dans plusieurs acceptions du terme : modèle physique que ses contemporains ont représenté, modèle intellectuel et esthétique qui a influencé une génération d’artistes. Cet article propose de revisiter la trajectoire d’Émile Bernard en explorant son rôle à la fois de créateur, de source d’inspiration visuelle, et de catalyseur d’idées nouvelles dans l’effervescence des avant-gardes parisiennes et bretonnes.

Jeunesse et formation : un peintre en quête d’identité

Né à Lille en 1868, Émile Bernard est initié très tôt à la peinture. Après des études classiques et des tentatives initiales dans le style académique, il rejoint la scène artistique parisienne en pleine effervescence à la fin des années 1880. Rapidement, il rejette l’académisme dominant, influencé par les impressionnistes mais en quête d’une expression plus symbolique et structurée. Sa rencontre avec des artistes comme Henri de Toulouse-Lautrec, Louis Anquetin, et surtout Vincent Van Gogh, marque un tournant.

Bernard est reconnu pour ses traits distinctifs : visage anguleux, regard perçant et une allure parfois androgyne, qui captent l’attention. Ses contemporains le représentent dans plusieurs esquisses et portraits, témoignant de l’importance de sa présence dans ces cercles. En 1887-1888, il développe avec Anquetin le cloisonnisme, une technique marquée par des aplats de couleurs délimités par des contours nets, inspirée en partie par l’art japonais.

Le modèle représenté : Bernard vu par ses contemporains

Émile Bernard n’est pas seulement un artiste isolé ; il est aussi un modèle physique pour ses pairs. Vincent Van Gogh, dans sa correspondance et plusieurs dessins, a représenté Bernard, admirant son intensité et son originalité. Une célèbre esquisse intitulée L’homme au chapeau de paille (1888) témoigne de cette inspiration. Bernard incarne ainsi une figure presque mythique, un visage qui traverse plusieurs œuvres et devient un motif récurrent.

Paul Gauguin, qu’il rencontre à Pont-Aven en Bretagne en 1888, voit en Bernard un interlocuteur privilégié, un disciple mais aussi un rival. Bernard est parfois représenté dans les œuvres de Gauguin, ou en tout cas sert de modèle pour certaines figures allégoriques. Leur relation complexe mêle admiration mutuelle et tensions sur la paternité des idées esthétiques.

Cette dimension du modèle incarné est essentielle pour comprendre la dynamique des avant-gardes. Bernard n’est pas seulement celui qui peint, mais celui qui se fait « objet » de l’art, image vivante, reflet des transformations en cours. Son physique, son attitude, sa personnalité sont autant de sources d’inspiration.

Le modèle intellectuel : un théoricien et passeur esthétique

Au-delà de son rôle d’icône physique, Émile Bernard est un véritable modèle intellectuel et esthétique. Il est à l’origine de nombreuses innovations : il théorise le cloisonnisme, propose le concept de synthétisme, cherchant à dépasser l’impressionnisme pour atteindre une peinture symbolique, spirituelle, simplifiée dans ses formes mais riche en significations.

Il correspond abondamment avec Van Gogh, Gauguin, Redon et Denis, jouant un rôle de relais et de catalyseur entre différentes tendances. Sa défense passionnée de Cézanne illustre son souci d’une modernité fondée sur la structure et la forme.

Bernard incarne cette idée d’un art total, où peinture, poésie et spiritualité s’entrelacent. Ses essais et critiques sont aussi importants que ses toiles, car ils participent à la construction d’un langage nouveau.

Une trajectoire entre avant-garde et marginalisation

Malgré ses apports majeurs, la trajectoire d’Émile Bernard est marquée par des conflits et des ruptures. Sa relation avec Gauguin se tend, notamment autour de la question de la paternité du synthétisme. Bernard, en quête d’un style personnel, s’éloigne parfois des avant-gardes qu’il a contribué à fonder.

Ses séjours en Égypte et en Orient influencent son style, l’amenant à un certain retour au classicisme, ce qui ne rencontre pas toujours l’enthousiasme de la critique contemporaine. Progressivement, Bernard se marginalise dans le monde de l’art moderne, souvent réduit à un rôle de figure historique oubliée.

Pourtant, cette singularité et cette ambivalence font partie intégrante de son importance : un modèle qui ose s’affranchir des courants, cherchant sans cesse un équilibre entre tradition et modernité.

Conclusion

Émile Bernard, peintre de génie mais aussi modèle — physique, intellectuel, esthétique — demeure une figure fascinante des avant-gardes. Sa double identité, à la fois sujet représenté et créateur de formes nouvelles, offre un éclairage précieux sur les dynamiques complexes qui ont traversé la scène artistique parisienne et bretonne à la fin du XIXe siècle. Revisiter Bernard, c’est comprendre comment l’art moderne s’est construit par des dialogues, des rivalités et des figures incarnées. Il fut à la fois une muse, un mentor, et un inventeur, catalyseur discret mais indispensable de la révolution picturale.

Sources bibliographiques :

Émile Bernard, Lettres à ses contemporains, éditions Gallimard, 1997.

John Rewald, The History of Impressionism, The Museum of Modern Art, 1973.

Bernard Dorival, Émile Bernard, sa vie, son œuvre, Flammarion, 1949.

Jean-Paul Crespelle, La Bohème du Montmartre, éditions Albin Michel, 1964.

Nancy Locke, Impressionism and the Modern Landscape: Productivity, Technology, and Urbanization from Manet to Van Gogh, Yale University Press, 2008.

Steven Naifeh & Gregory White Smith, Van Gogh: The Life, Random House, 2011.

Paul Gauguin, Noa Noa: The Tahiti Journal of Paul Gauguin, University of Hawaii Press, 1986.

Colta Ives, Gauguin and Impressionism, Metropolitan Museum of Art, 1986. https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Gauguin_and_Impressionism

Thierry Dufrêne, Émile Bernard et les avant-gardes, éditions Hazan, 2006.

Rosemary Lloyd, Symbolism and Modern Urban Society: Perspectives from the Parisian Avant-Garde, Routledge, 2015.