Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires d'art

Étienne Moreau-Nélaton, collectionneur – modèle de peintres : entre héritage, collection et incarnation de l’histoire de l’art

Introduction

La figure d’Étienne Moreau-Nélaton occupe une place singulière dans l’histoire de l’art en France. Fils d’un collectionneur éclairé, artiste lui-même, historien de l’art, biographe de peintres, donateur d’exception aux musées nationaux, il incarne une génération de collectionneurs pour qui l’engagement envers l’art dépassait le simple plaisir de posséder. Héritier d’une tradition familiale associée à l’art romantique et réaliste, il fut aussi profondément lié à la scène impressionniste. Mais son rôle ne se limita pas à celui de passeur ou d’intermédiaire : il prêta également son image à certains artistes, devenant ainsi modèle, figure incarnée de la mémoire picturale qu’il s’attachait à préserver. Étudier Moreau-Nélaton sous l’angle du modèle, c’est interroger une posture d’intellectuel engagé dans la création même, entre présence physique et rôle symbolique.

I. Héritier d’une dynastie de l’art et de la mémoire

Issu d’une famille profondément enracinée dans le monde artistique, Étienne Moreau-Nélaton grandit dans une atmosphère où la peinture, la musique et la culture imprégnaient le quotidien. Son grand-père, Adolphe Moreau, avait déjà constitué une collection réputée. Son père, également nommé Adolphe Moreau, ami de Delacroix et de Corot, développa une collection ouverte aux modernités de son temps, acquérant des œuvres de Monet, Manet, Degas ou Berthe Morisot bien avant leur reconnaissance officielle.

Cette filiation le plaça dans un environnement exceptionnel. Très tôt, il fréquenta les ateliers, les musées, et s’initia à la peinture. Élève d’Henri Harpignies, proche des impressionnistes, Moreau-Nélaton devint lui-même peintre, exposant aux Salons. Mais plus encore que son œuvre picturale personnelle, ce fut son rôle de passeur, de conservateur d’un patrimoine en train de se faire, qui marqua sa trajectoire.

II. Le collectionneur devenu mémoire vivante des peintres

Moreau-Nélaton réunit une collection majeure d’œuvres du XIXe siècle, structurée autour des artistes qu’il admirait et qu’il contribua à faire reconnaître : Delacroix, Millet, Corot, les impressionnistes. En 1906, il fit une donation spectaculaire à l’État français : 300 œuvres majeures qui rejoignirent le Louvre, puis les collections du musée du Luxembourg et du musée du Jeu de Paume.

Il fut aussi un biographe scrupuleux et sensible. Ses ouvrages sur Manet (1903), Delacroix (1916) et Corot (1927) sont plus que des monographies : ils incarnent une volonté de restituer le récit de la vie des peintres à travers leurs propres paroles, lettres et souvenirs. Moreau-Nélaton y apparaît comme un narrateur passionné et méthodique, qui donne à entendre l’histoire de l’art depuis l’intérieur.

III. Modèle et incarnation : un visage pour la mémoire de l’art

Dans cette posture de passeur, Moreau-Nélaton devint aussi, ponctuellement, modèle. Peu de représentations le montrent sous les traits d’un héros, mais son image est saisie dans certains portraits ou scènes d’atelier, notamment par ses contemporains conservateurs ou critiques. Il apparaît notamment dans des croquis ou évocations de la vie artistique, à mi-chemin entre portrait d’intellectuel et figure d’époque.

Sa propre œuvre de peintre contient aussi des autoportraits discrets, parfois mêlés aux scènes qu’il peint. Il y joue, souvent sans insistance, le rôle d’un observateur ou d’un personnage secondaire. Cette mise en image, modeste mais réelle, fait de lui un acteur pictural. En cela, Moreau-Nélaton ne se contente pas de parler des artistes : il se donne à voir comme l’un des leurs.

Plus symboliquement, il devint pour les générations suivantes une figure mémorielle. Le Musée d’Orsay a pu montrer ses photographies, ses carnets, ses objets personnels, qui tracent en creux le portrait d’un homme devenu modèle pour les historiens, collectionneurs et amateurs.

Conclusion

Étienne Moreau-Nélaton fut plus qu’un collectionneur ou un historien de l’art : il fut un médiateur incarné de la mémoire artistique de son temps. En prêtant sa plume, son œil, mais aussi son visage, il sut incarner une idée du patrimoine vivant. Modèle de peintres au sens propre comme au sens figuré, il démontre combien la figure du collectionneur, loin d’être seulement un acquéreur, peut devenir une silhouette essentielle dans le paysage pictural. L’étude de sa vie et de son image éclaire un XIXe siècle où les frontières entre amateur, artiste et sujet s’effacent, au profit d’une présence continue de l’art dans la société cultivée.