L’exploitation de l’octroi en régie municipale (XIXe–XXe siècle) : Gouverner par l’impôt
L’octroi de Paris, impôt sur les marchandises entrant dans la ville, fut pendant plus d’un siècle une ressource fiscale majeure. S’il fut longtemps confié à des fermiers, son exploitation en régie municipale — c’est-à-dire directement par la Ville de Paris — marque une évolution décisive dans la gestion des finances urbaines. Cette régie ne fut pas un simple choix technique, mais un geste politique fort, symbolisant la montée en puissance des municipalités dans le pilotage des services publics. Loin d’être une curiosité administrative, l’exploitation en régie offre une lecture pénétrante des enjeux fiscaux, sociaux et techniques de la ville moderne. Pourquoi Paris a-t-elle préféré la régie ? Comment ce système fonctionnait-il concrètement ? Quelles limites a-t-il rencontrées ? Cet article retrace l’histoire, l’organisation et les implications de cette gestion directe de l’impôt, du tournant révolutionnaire à sa suppression en 1943.
Régie municipale ou fermage : un choix politique et fiscal
Les principes de la régie directe
L’exploitation en régie directe consiste à confier la perception et la gestion de l’impôt à l’administration municipale elle-même, sans délégation à un tiers. Contrairement au fermage, où un fermier payait une somme convenue à la ville en échange du droit de percevoir l’impôt pour son propre compte, la régie permettait un contrôle total des recettes, une meilleure transparence et un alignement des objectifs fiscaux sur l’intérêt général.
Avantages comparés avec le système de fermage
La régie permettait à la Ville de Paris :
• de bénéficier de la totalité du produit fiscal de l’octroi, sans ponction intermédiaire ;
• de contrôler les agents de perception ;
• de limiter les abus souvent reprochés aux fermiers (pressions, prélèvements arbitraires).
Cependant, elle impliquait aussi des coûts plus élevés : salaires des agents, gestion logistique, équipements. Ce choix supposait une forte structuration administrative.
Le choix de Paris : une autonomie renforcée
Après des expériences contrastées sous l’Ancien Régime, la Ville de Paris adopte définitivement la régie municipale en 1798, dans un contexte de centralisation et de rationalisation de la fiscalité. Ce choix s’explique aussi par la taille de Paris, l’importance de ses recettes, et sa fonction de capitale. L’État central, soucieux de garder un œil sur les finances parisiennes, soutenait également ce mode de gestion.
Organisation administrative de l’octroi en régie municipale
Les services de l’octroi
L’octroi est confié à une Direction des contributions municipales, dépendant directement de la Ville. Elle coordonne :
• les barrières d’octroi (aux limites de la ville, sur la ligne des Fermiers généraux puis du mur Thiers),
• les postes mobiles, notamment dans les gares ou les ports,
• les bureaux de centralisation pour la comptabilité.
Moyens logistiques et humains
À son apogée, le service de l’octroi mobilise plusieurs types d’agents à Paris :
• percepteurs,
• surveillants,
• inspecteurs,
• agents de contrôle itinérants.
Ces agents portaient un uniforme, étaient soumis à des règles strictes, et souvent mutés régulièrement pour limiter la corruption. L’administration disposait d’équipements spécialisés : balances, instruments de mesure, fiches de déclaration, livrets de suivi.
Centralisation et comptabilité
Chaque barrière relevait quotidiennement les droits perçus. Les montants étaient :
• consignés dans des registres contrôlés,
• transmis au Service central,
• récapitulés dans des bilans mensuels et annuels, débattus au Conseil municipal.
Cette rigueur comptable constituait une innovation notable et un modèle pour d’autres régies municipales (eau, gaz, tramways).
Rendements, contraintes et débats autour de la régie
Rentabilité de la régie municipale
L’octroi représentait 30 à 50 % des recettes annuelles de la Ville de Paris au XIXe siècle. En régie directe, ces sommes échappaient aux marges des fermiers et permettaient de financer :
• l’entretien de la voirie,
• la police,
• les écoles,
• les hôpitaux.
Les comparaisons avec d’autres villes montrent que la régie parisienne était plus rentable à long terme que les systèmes délégués.
Problèmes rencontrés
La régie n’était pas exempte de difficultés :
• fraudes persistantes (marchandises cachées, contournement des barrières),
• lourdeur administrative,
• grèves et revendications sociales des employés de l’octroi (notamment en 1904 et 1911).
Ces tensions soulignaient la double nature de la régie : outil de gestion mais aussi employeur public majeur.
Débats politiques et citoyens
À la fin du XIXe siècle, l’octroi est critiqué :
• pour son caractère archaïque,
• pour sa fiscalité inégalitaire, touchant d’abord les classes populaires (biens de consommation courante),
• pour son frein à la fluidité commerciale.
Mais le maintien en régie est aussi vu comme un symbole d’indépendance municipale face à l’État central.
Vers la disparition : un système à bout de souffle
Déclin progressif au XXe siècle
Le développement des transports, la suppression de nombreuses barrières physiques et l’évolution du commerce rendent la logique de taxation à l’entrée de plus en plus obsolète. La régie s’essouffle, malgré les efforts de modernisation.
Suppression de l’octroi (1943)
Sous le régime de Vichy, l’octroi est supprimé par décret le 2 juillet 1943, au nom de l’unification fiscale et de la liberté du commerce. La régie municipale est démantelée, et ses agents redéployés vers d’autres services.
Héritages et continuités
Le modèle de la régie directe ne disparaît pas avec l’octroi : il se retrouve dans la gestion municipale de l’eau, de l’assainissement, des abattoirs ou des transports. L’octroi en régie a préparé le terrain à une culture municipale de la gestion directe et à l’autonomie administrative des grandes villes.
Conclusion
L’exploitation de l’octroi parisien en régie municipale n’a pas été un simple choix technique, mais une affirmation politique de la capacité de la ville à se gouverner elle-même. À travers ses dispositifs de contrôle, son organisation hiérarchique, et son articulation avec les débats sociaux de son temps, la régie incarne un moment fort de l’histoire fiscale urbaine. Si l’octroi a disparu, son mode de gestion continue d’influencer les pratiques municipales, et son étude éclaire les tensions anciennes entre autonomie locale, efficacité fiscale et justice sociale.
Sources bibliographiques :
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