Histoires de Paris

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Repères

Marie van Goethem : la petite danseuse de Degas, entre lumière et obscurité

Marie van Goethem (1865-1901), modeste danseuse du corps de ballet de l’Opéra de Paris, est devenue une figure incontournable de l’histoire de l’art grâce à une sculpture qui porte son nom : La Petite Danseuse de quatorze ans, réalisée par Edgar Degas en 1881. Cette œuvre, qui fascine encore aujourd’hui, a suscité à l’époque de sa première exposition une vive polémique en raison de son réalisme brut, bien loin des idéalisations classiques des statues de danseuses. Marie van Goethem, dont le visage et le corps sont figés dans une posture de danseuse adolescente, incarne, à travers cette sculpture, une réalité souvent ignorée : celle des jeunes filles issues de milieux modestes, souvent exploitées dans le monde du ballet et dans les coulisses de l’Opéra.

Élevée dans un quartier populaire de Paris, Marie représente la face cachée du rêve artistique. Alors qu’elle n’était qu’une enfant de quatorze ans, elle a inspiré Degas, dont la vision de l’art a toujours cherché à capturer des scènes intimes et réalistes. Mais au-delà de l’œuvre, l’histoire de Marie reste celle d’une jeunesse écrasée par les difficultés sociales, une jeune fille rapidement effacée de l’histoire, son nom ayant disparu des archives de l’Opéra après ses premières années de gloire.

À travers cette étude, nous reviendrons sur la vie de Marie van Goethem, ses rapports avec Degas et l’impact de La Petite Danseuse de quatorze ans sur le monde de l’art, tout en explorant la tension entre l’image artistique de la danseuse et la réalité sociale d’une époque qui la marginalisait.

La jeunesse de Marie van Goethem et son entrée à l’Opéra

Marie van Goethem est née en 1865 dans un quartier populaire de Paris, dans le 9e arrondissement, à une époque où les conditions de vie étaient particulièrement difficiles pour les familles pauvres. Son père, un ouvrier, et sa mère, une femme au foyer, ont eu du mal à joindre les deux bouts, ce qui a conduit Marie à chercher, dès son plus jeune âge, une activité rémunératrice. Comme beaucoup de filles de son époque issues de milieux modestes, elle fut envoyée à l’école de danse de l’Opéra de Paris, l’un des établissements les plus prestigieux mais aussi les plus impitoyables du monde de la danse.

À l’Opéra, Marie rejoint les “petites rats”, un groupe de jeunes danseuses en formation, dont beaucoup proviennent de familles pauvres et qui, dès leur entrée dans le corps de ballet, deviennent un symbole d’espoir pour certaines, mais aussi d’exploitation pour d’autres. La vie au sein de l’Opéra était rude : horaires de travail épuisants, conditions de vie précaires, et souvent une pression sociale qui imposait aux jeunes danseuses une discipline stricte et des sacrifices personnels.

C’est dans ce contexte difficile que Marie fit la rencontre d’Edgar Degas, alors que celui-ci cherchait à capter les réalités quotidiennes des danseuses et des coulisses de l’Opéra. Marie, avec sa silhouette fine et son apparence juvénile, devint rapidement l’un des modèles de choix pour Degas, qui était particulièrement attiré par son expressivité naturelle et sa posture gracile mais non idéalisée.

Marie van Goethem et Edgar Degas : la naissance d’une icône

L’œuvre La Petite Danseuse de quatorze ans est le fruit d’une longue collaboration entre Marie et Degas. En 1879, le peintre commence à travailler sur un modèle en cire de cette jeune danseuse, qu’il façonne selon ses observations minutieuses des corps en mouvement et des postures caractéristiques des jeunes filles en formation. Contrairement aux sculptures traditionnelles de l’époque, qui glorifiaient la perfection et la beauté idéale, Degas choisit de représenter Marie dans une posture naturelle et parfois malmenée, avec une robe de danseuse simple et un regard pensif, presque distant.

Cette œuvre est d’abord exposée au public en 1881 lors de la célèbre exposition de la Société des Artistes Indépendants. La réception de la sculpture est contrastée : si certains louent l’authenticité de l’œuvre et l’approche novatrice de Degas, d’autres critiquent le réalisme brutal de la représentation. La danseuse est loin de l’image idéalisée de la ballerine, mais reflète plutôt la dureté de son travail quotidien. L’ajout de la robe en véritable tissu et des cheveux attachés, comme un “détail” presque trop humain, accentue cette tension entre beauté et réalité.

Ce réalisme audacieux de la part de Degas est en partie responsable de la légende de La Petite Danseuse. L’artiste ne se contente pas de reproduire un corps féminin : il y insère des éléments de vie quotidienne, une humanité qui dénonce la superficialité et l’artifice du monde artistique. Marie, par son regard innocent et son corps encore enfantin, devient ainsi le symbole d’une jeunesse précieuse mais fragile, exploitée dans le monde impitoyable de la danse.

Marie entre art et réalité : gloire éphémère et disparition

Alors que La Petite Danseuse fait la une du monde de l’art au début des années 1880, la vie de Marie, elle, continue dans l’ombre. Bien que sa notoriété en tant que modèle de Degas lui ait offert un moment de gloire, Marie, comme beaucoup d’autres jeunes filles de l’époque, reste prise dans le tourbillon de la précarité. À l’Opéra, les danseuses devaient constamment faire face à l’épuisement physique et aux sollicitations d’hommes puissants, souvent dans des situations exploitantes.

Peu de temps après l’exposition de la sculpture, Marie disparaît des archives de l’Opéra, et peu d’informations existent sur la suite de sa vie. Certaines sources évoquent qu’elle serait partie dans le sud de la France, mais ces informations restent incertaines. La disparition de Marie de la scène artistique et de la vie publique souligne bien l’effacement de nombreuses femmes du XIXe siècle, malgré l’impact qu’elles ont eu sur la création artistique.

C’est ainsi que Marie, qui fut au cœur de l’une des œuvres les plus emblématiques du XIXe siècle, reste une figure éphémère dans l’histoire de l’art, son image figée dans la cire de Degas, mais sa vie réelle, obscurcie par le temps, se dissipe peu à peu.

La postérité de La Petite Danseuse et la mémoire de Marie van Goethem

La Petite Danseuse de quatorze ans est aujourd’hui l’une des œuvres les plus emblématiques de Degas et de l’impressionnisme, incarnant non seulement l’univers de l’Opéra de Paris, mais aussi une critique sociale sous-jacente à la représentation des modèles féminins dans l’art. Si la sculpture a connu une reconnaissance tardive, elle est désormais perçue comme une métaphore poignante de la condition des femmes à la fin du XIXe siècle, entre beauté, innocence et exploitation.

Marie, quant à elle, a été oubliée pendant des années, son nom éclipsé par l’image qu’elle représente dans l’œuvre de Degas. Mais avec le temps, certains chercheurs ont voulu remettre en lumière sa vie, tout en réfléchissant à la manière dont l’histoire de l’art a souvent effacé les figures de modèles comme elle. Marie van Goethem reste un symbole de la dualité entre l’art et la vie, une image qui interroge la frontière entre exploitation et célébration, entre réel et imaginaire.

Marie van Goethem, figure à la fois emblématique et discrète de l’histoire de l’art, incarne les paradoxes de l’époque impressionniste : à la fois objet d’art et victime des conditions sociales. À travers La Petite Danseuse de quatorze ans, Degas a créé une œuvre intemporelle qui interpelle encore aujourd’hui sur les rôles des modèles dans le monde de l’art, tout en offrant à Marie une place particulière dans l’histoire de l’art, entre mythe et réalité.

Sources bibliographiques : 

Degas, Edgar. Degas: A Passion for Perfection. National Gallery of Art, 1997.

Goffen, Ronda. Degas and the Dance. Yale University Press, 2002.

Heffernan, William. Degas: A Life in Work. Penguin Books, 2007.

Hall, James. Degas: His Life and Works. HarperCollins, 1996.

Nochlin, Linda. Women, Art, and Power and Other Essays. Harper & Row, 1988.

Reff, Theodore. Degas: The Artist’s Mind. The University of Chicago Press, 1986.

Smith, David. Degas and the Dancer: A Story of Passion and Art. Art and Soul, 2004.