Modèles masculins au XIXe siècle : figures d’artistes, d’amateurs et d’incarnations rustiques
L’histoire de la peinture du XIXe siècle a souvent mis en lumière la place centrale des modèles féminins, qu’il s’agisse de muses, de compagnes, de courtisanes ou d’ouvrières. Pourtant, la figure du modèle masculin traverse également cette histoire, plus discrètement mais avec des implications tout aussi riches. Car les hommes qui ont servi de modèles aux artistes ne furent pas seulement des corps à représenter : ils furent parfois collectionneurs, parfois peintres eux-mêmes, parfois figures d’un imaginaire social ou idéologique. Jean-Baptiste Faure, Émile Bernard et Charles Jacque incarnent trois modalités singulières de cette présence du modèle masculin. À travers eux, se dessine une topographie complexe du regard artistique sur l’homme dans un siècle marqué par la redéfinition du rôle de l’artiste, de l’amateur et de la représentation du corps.
⸻
Le modèle collectionneur : Jean-Baptiste Faure ou l’incarnation du goût pictural
Jean-Baptiste Faure (1830–1914), célèbre baryton de l’Opéra de Paris, fut aussi un immense collectionneur d’art. Ami et mécène de Manet, Degas, Monet ou encore Pissarro, il réunit une collection impressionnante de toiles impressionnistes alors que leur valeur marchande et leur reconnaissance institutionnelle étaient encore fragiles. Mais Faure ne fut pas qu’un acheteur : il fut également représenté dans plusieurs œuvres majeures, notamment par Édouard Manet, qui fit de lui un modèle récurrent.
Sa présence dans l’univers pictural est marquée par une dualité fascinante : il est à la fois regardé et regardant, possédé et possesseur. Le tableau de Manet, Faure dans le rôle d’Hamlet (1877), le montre en habit noir sur un fond de paysage tragique. Ce n’est pas un portrait mondain mais une évocation du théâtre, de la mélancolie et de la profondeur de l’interprétation lyrique. En devenant le sujet du tableau, Faure incarne une figure du goût cultivé, de l’homme moderne attentif aux avant-gardes. Il n’est pas un simple passeur d’argent, mais un passeur d’image.
Sa fonction de modèle s’ancre dans une forme de performance sociale : Faure joue son propre rôle dans les tableaux. Il illustre un idéal de l’amateur éclairé qui se met en scène comme pivot entre les artistes et le monde. Son corps est un corps visible, mis en valeur par ses qualités expressives, mais il est aussi le corps d’un arbitre du goût, d’un intermédiaire culturel.
⸻
Le modèle compagnon : Émile Bernard et le miroir des amitiés artistiques
Émile Bernard (1868–1941), peintre, écrivain, voyageur, fut au cœur des avant-gardes picturales de la fin du XIXe siècle. Compagnon de route de Gauguin, de Van Gogh et de Toulouse-Lautrec, il fut tour à tour modèle, sujet, théoricien, et peintre de ses propres représentations. Sa silhouette juvénile, son visage fin et son regard ardent apparaissent dans plusieurs œuvres de ses contemporains, souvent dans des compositions à forte densité symbolique.
Chez Gauguin notamment, Bernard n’est pas un simple modèle physique : il devient une figure allégorique, un interlocuteur visuel. L’image qu’on donne de lui est toujours chargée de tension : celle de la filiation artistique, de la rivalité, du désir d’un dépassement réciproque. Van Gogh, dans sa correspondance, mentionne souvent Bernard, non seulement comme ami mais comme sujet de réflexion plastique et morale.
Émile Bernard lui-même multiplie les autoportraits et les mises en scène de sa propre figure : dans ses œuvres comme dans ses écrits, il explore la place de l’artiste comme témoin, comme miroir de l’époque. Être modèle devient une forme d’auto-représentation réfléchie, d’identité esthétique en mouvement. En tant que modèle, Bernard illustre le glissement moderne du sujet vers l’auteur : il est à la fois dedans et dehors.
⸻
Le modèle rustique : Charles Jacque ou l’idéal du peintre-paysan
Charles Jacque (1813–1894), membre éminent de l’École de Barbizon, se distingue par sa représentation constante du monde rural. S’il est surtout connu comme graveur et peintre animalier, son rôle comme modèle fut moins explicite mais non moins présent. Car Jacque, par son apparence, sa posture, son mode de vie, incarne une figure de plus en plus recherchée dans la seconde moitié du siècle : celle de l’artiste proche de la nature, enraciné dans le terroir, témoin silencieux d’un monde en voie de disparition.
Jacque ne pose pas à proprement parler pour d’autres peintres, mais son image se diffuse : dans des scènes de genre, dans les écrits critiques, dans les autoportraits, il devient un archétype du peintre rustique. Comme Jean-François Millet, son contemporain et voisin, Jacque est un corps idéalisé, non pas pour sa beauté académique mais pour sa vérité sociale. C’est l’homme aux sabots, à la blouse, aux gestes précis : une incarnation du lien entre l’art et le réel.
Cette fonction de modèle n’est donc pas explicitement picturale : elle est sociale, médiatique, culturelle. Jacque est « modèle » au sens où il donne une forme visible et crédible à un idéal esthétique. Il est représenté par les autres moins comme un sujet à portraiturer que comme une allégorie vivante d’un rapport à la terre et à la vérité de la peinture.
⸻
Conclusion
Jean-Baptiste Faure, Émile Bernard, Charles Jacque : trois figures masculines qui, chacune à leur manière, incarnent des fonctions distinctes du modèle dans l’art du XIXe siècle. Faure, le collectionneur regardé ; Bernard, l’artiste regardant et regardé ; Jacque, la figure projetée dans l’imaginaire rural. Ils nous rappellent que le modèle masculin est rarement neutre : il est acteur d’une scène sociale, esthétique, idéologique. Le corps masculin dans la peinture du XIXe siècle n’est pas seulement un support de forme, il est un support de discours, un instrument de dialogue entre le visible et l’invisible, entre l’intime et le collectif. Réhabiliter ces présences, c’est aussi réinterroger la nature du regard, les conditions de création, et la diversité des liens entre vie et œuvre.
Sources bibliographiques :
Brombert, B. (1996). Édouard Manet: Rebel in a Frock Coat. University of Chicago Press.
Callen, A. (2000). The Art of Impressionism: Painting Technique and the Making of Modernity. Yale University Press.
Distel, A. (1985). Impressionism: The First Collectors. Harry N. Abrams.
Eitner, L. (1986). An Outline of 19th Century European Painting. Harper & Row.
Facos, M. (2011). An Introduction to Nineteenth-Century Art. Routledge.Herbert, R. L. (1988). Impressionism: Art, Leisure, and Parisian Society. Yale University Press.
House, J. (1995). Monet: Nature into Art. Yale University Press.
Lloyd, C. (1992). Art and Its Histories: 19th Century Art: A Critical History. Yale University Press.
Nochlin, L. (1971). Realism. Penguin Books.
Rewald, J. (1973). The History of Impressionism (4th ed.). Museum of Modern Art.
Thomson, R. (1990). The Private Degas. Thames and Hudson.
Waller, S. (2002). The Invention of the Model: Artists and Models in Paris, 1830–1870. Ashgate.