Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires d'art

Les modèles de Toulouse-Lautrec : visages, corps et confidences de la Belle Époque

Henri de Toulouse-Lautrec (1864–1901) a fait de Montmartre un théâtre d’images où les modèles — danseuses, chanteuses, prostituées, clowns, amis, directeurs de cabaret — sont les acteurs d’une modernité sans apprêt. Chez lui, le modèle n’est ni un prétexte décoratif ni un simple « nu » idéalisé : c’est une présence située, sociale, professionnelle, que la ligne, la couleur lithographiée et la coupe du cadre transforment en signe. L’article retrace les milieux où Lautrec recrute et observe ses modèles (cabarets, maisons closes, scènes et coulisses), identifie les figures principales (Jane Avril, La Goulue, Yvette Guilbert, Cha‑U‑Kao, May Belfort, May Milton, Marcelle Lender, Suzanne Valadon, Aristide Bruant, Misia Natanson), et analyse la manière dont l’artiste fabrique, par répétition et stylisation, des icônes de la Belle Époque.

Montmartre, laboratoire de modèles

L’écosystème visuel

Montmartre des années 1885–1900 concentre cabarets (Moulin Rouge, Mirliton, Divan Japonais), théâtres, maisons closes réglementées et ateliers. Dans ce quartier où l’art, le spectacle et la presse s’entrecroisent, Lautrec travaille à la charnière de la peinture, du dessin et de la lithographie en couleurs : ses modèles circulent de la scène à l’affiche, du salon privé à la réclame publique. Cette circulation fait d’eux des personnalités médiatiques avant l’heure.

Méthode d’observation

Lautrec assiste aux répétitions, fréquente les coulisses, séjourne dans les maisons closes, dessine au trait rapide sur carnets, photographie parfois (via son ami Paul Sescau), puis transpose : huile sur carton « à l’essence », gouache, pastel, enfin lithographie (craie grasse, encrages successifs, plaques multiples pour la couleur). Le modèle est vu en action : en train de danser, de se maquiller, de se reposer, de faire son entrée. D’où des cadrages abrupts, des profils découpés et une ligne qui synthétise.

Les héroïnes de scène : danseuses, chanteuses, clowns

Jane Avril

Danseuse longiligne, Jane Avril devient la muse fidèle de Lautrec. Il la saisit en scène, en coulisses, assise au Divan Japonais, et surtout à l’affiche : Jane Avril (1893) installe la torsion serpentine de la jambe, les arabesques de la robe, la chevelure rousse ; l’« emblème Avril » naît de la stylisation autant que de la ressemblance. Modèle et partenaire, Jane co‑fabrique son image publique.

La Goulue (Louise Weber)

La Goulue, reine du cancan, est l’incarnation du Moulin Rouge triomphant. Dans Moulin Rouge – La Goulue (1891), l’affiche donne à voir la silhouette coupée en pleine action, renforcée par la contre‑forme sombre du public (dont Valentin le Désossé). Le modèle performant devient logo : la danse est l’acte, l’affiche son écho monumental sur les boulevards.

Yvette Guilbert

Yvette Guilbert, chanteuse et diseuse, est reconnaissable à ses gants noirs interminables. Lautrec saisit ses postures vocales, sa rhétorique du bras, plus que le visage. Dans Divan Japonais (1892–1893), Guilbert n’apparaît qu’allégoriquement par ses gants ; au premier plan, Jane Avril et le critique Édouard Dujardin posent en spectateurs. Le modèle peut ainsi être présent par synecdoque.

Cha‑U‑Kao, May Belfort, May Milton, Marcelle Lender

La clownesse Cha‑U‑Kao (femme clown du Moulin Rouge) figure dans des dessins et lithos où la rondeur du corps et la perruque jaune forment un signe immédiatement lisible. May Belfort (avec son chat noir) et May Milton (fond bleu acide) témoignent des colorations audacieuses de Lautrec : la couleur fabrique l’affiche autant que le portrait. Marcelle Lender, immortalisée dans Chilpéric (1895), condense l’attention à la chorégraphie scénique et à l’éclat du costume.

Misia Natanson, « La Revue Blanche »

Dans l’affiche La Revue Blanche (1895), Misia Natanson — mécène et égérie littéraire — incarne une élégance mondaine : manteau clair, fourrure, patins. Modèle « intellectuel » et mondain, elle franchit le seuil entre monde des lettres et image publique.

Les maisons closes : intimités, repos, sociologie du regard

Au Salon de la rue des Moulins

La série peinte des maisons closes (rue des Moulins, rue d’Ambroise) montre des femmes attendant, se coiffant, baillant, parlant entre elles. Lautrec évite l’anecdote salace : il traite l’intervalle (avant/après la visite), les gestes prosaïques, la fatigue. Ses modèles — souvent les mêmes pensionnaires — reviennent de toile en toile, sans idéalisation ni misérabilisme : une anthropologie du quotidien, nourrie d’empathie et de distance.

Elles (1896)

Le portfolio Elles (lithographies) fixe la toilette, le lever, la sieste, la lettre lue au lit. Les figures anonymes deviennent des types : pas de visage théâtral, mais des postures, des masses colorées, un décor réduit. Lautrec rejoue ici la tension entre intimité (on est « chez elles ») et publicité (la feuille tirée en série circule).

Les modèles masculins : chanteurs, directeurs, amis

Aristide Bruant

Avec Aristide Bruant, Lautrec compose l’une des images les plus puissantes de l’affiche moderne : manteau noir, écharpe rouge, chapeau, profil coupé. Le modèle est un performer mais aussi un entrepreneur d’image ; la collaboration Lautrec‑Bruant prouve que le modèle commande parfois sa représentation, que l’affichiste négocie en styliste.

Critiques, directeurs et pairs

Édouard Dujardin (critique), Charles Zidler (cofondateur du Moulin Rouge), directeurs de salles, amis plasticiens et gens du théâtre posent ou servent de prototypes à des figures esquissées. Ici, le modèle masculin ne renvoie pas à l’héroïsme, mais au réseau : il situe l’affiche dans un milieu (noms, salles, labels).

Suzanne Valadon : modèle, amante, peintre

Avant de devenir l’une des artistes marquantes de Montmartre, Suzanne Valadon est modèle (y compris pour Degas) et proche de Lautrec. Ses portraits (dessins, toiles) et ses apparitions dans les scènes d’intérieur témoignent du va‑et‑vient des rôles à Montmartre : poser, peindre, être regardée, regarder. Avec Valadon, le modèle pense ; Lautrec note autant la personnalité que la forme.

Procédés et fabrique de l’icône

Ligne, découpe, aplats

Lautrec emprunte aux estampes japonaises l’art du profil découpé, des diagonales, des plages unies. La ligne (pinceau-ligne, plume, crayon gras) cerne l’attitude ; les aplats établissent une hiérarchie visuelle qui fait du modèle un emblème.

De l’atelier à la rue

L’affiche en couleurs instaure une chaîne : modèle → dessin → pierre lithographique → rue. La reconnaissance du modèle se joue alors dans le grand format urbain ; la foule apprend à « lire » Jane, La Goulue, Bruant, non comme des portraits intimes mais comme des signatures visuelles.

Variations, reprises, transferts

Lautrec répète un même modèle sous plusieurs angles, reprend des études pour une affiche, transfère un motif d’une feuille à l’autre. Cette économie de la répétition transforme les personnes en figures rémanentes ; elle inscrit des « gestes‑types » (jambe de Jane, bras de Guilbert, profil de Bruant) dans la mémoire collective.

Éthique du regard et réception

On a dit « voyeur », « cruel », « compatissant » : les lectures divergent. Mais les modèles de Lautrec ne sont jamais abstraits : ils sont situés (métier, scène, maison), nommables (souvent), et co‑auteurs de leur image (par le style, le costume, la posture). Les séries de maisons closes posent la question de la représentation du travail sexuel au XIXᵉ siècle ; les affiches interrogent la fabrique médiatique des célébrités. La réception oscille entre fascination populaire et consécration muséale : des corps et des noms d’abord criés dans la rue, puis accrochés sur cimaises.

Conclusion

Les modèles de Toulouse‑Lautrec forment une cartographie humaine de la Belle Époque : des individus saisis à l’endroit où leur geste fait signe. En transformant ces présences en icônes linéaires et colorées, Lautrec invente une typographie du corps moderne. De Jane Avril à Bruant, des pensionnaires de la rue des Moulins à Misia Natanson, ses modèles façonnent — et sont façonnés par — l’image publique ; ils confèrent à l’œuvre une densité sociale rare, où l’art et la ville se réfléchissent.

Sources bibliographiques :

Burnham, H., & Chapin, M. W. (2019). Toulouse-Lautrec and the Stars of Paris. Boston, MA: MFA Publications.

Chapin, M. W. (2012). Posters of Paris: Toulouse-Lautrec and His Contemporaries. New Haven, CT: Yale University Press.

Clayson, H. (1991). Painted Love: Prostitution in French Art of the Impressionist Era. Chicago, IL: The University of Chicago Press.

Frey, J. (1994). Toulouse-Lautrec: A Life. New York, NY: Viking.

Mack, G. (1952). Toulouse-Lautrec. New York, NY: The World Publishing Company.

Sweetman, D. (1999). Toulouse-Lautrec. London, UK: Hodder & Stoughton.

Thomson, R., Cate, P. D., & Chapin, M. W. (2005). Toulouse-Lautrec and Montmartre. Washington, DC/Chicago, IL: National Gallery of Art & The Art Institute of Chicago; New Haven, CT: Yale University Press.

Weill, A. (2011). The Poster: A Visual History. London, UK: Thames & Hudson.

Wittrock, W. (1984). Toulouse-Lautrec: The Complete Posters. London, UK: Thames & Hudson.

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Rose, S. (2015). Suzanne Valadon: Model, Painter, Rebel. London, UK: Quercus.

Gold, A., & Fizdale, R. (1980). Misia: Queen of Paris. New York, NY: Alfred A. Knopf.