Ruses ordinaires face à l’octroi : comment les commerçants contournaient les contrôles
Jusqu’à sa suppression en 1943, l’octroi fut une composante centrale de la fiscalité urbaine à Paris. Prélevé aux portes de la capitale sur les marchandises entrant en ville, il s’agissait d’un impôt indirect très ancien, mais profondément ancré dans la vie quotidienne des Parisiens. Si son rôle financier était essentiel – il alimentait largement le budget municipal –, il n’en suscitait pas moins un fort mécontentement. Nombreux étaient ceux, notamment parmi les commerçants et les petits transporteurs, qui estimaient cette taxe injuste, pénalisante et étouffante pour leur activité. En réponse, des formes d’évitement se sont développées, des plus discrètes aux plus audacieuses, révélant une créativité sociale de la fraude.
Cet article propose d’entrer dans l’univers des « ruses ordinaires » mobilisées pour contourner l’octroi, non comme simple anecdote, mais comme miroir d’un rapport tendu entre pouvoirs publics et monde économique populaire.
Un système fiscal sous surveillance constante
Mis en place dès l’Ancien Régime et réorganisé sous Napoléon Ier, l’octroi parisien fonctionnait comme un péage urbain. Il prélevait des droits sur des marchandises de première nécessité – pain, vin, charbon, bois de chauffage, bétail, matériaux de construction – à chaque fois qu’elles franchissaient les limites administratives de la ville.
Les postes de perception étaient répartis tout au long de la « ligne d’octroi » matérialisée par l’enceinte des Fermiers généraux, puis plus tard par les boulevards des Maréchaux. Chaque barrière comportait des guérites, des bureaux, des balances, et un personnel spécialisé (vérificateurs, contrôleurs, inspecteurs). Les commerçants devaient y présenter leurs marchandises, les déclarer, obtenir une quittance et s’acquitter du tarif correspondant.
Mais ce système rigide, visible et quotidien, fut aussi une source constante de tensions : pour beaucoup d’artisans, de boutiquiers ou de revendeurs, l’octroi représentait un fardeau. Non seulement il augmentait leurs coûts d’approvisionnement, mais il ajoutait des délais, des complications, et, à leurs yeux, une taxation inégalitaire. Ces griefs favorisèrent un vaste éventail de stratégies de contournement.
La créativité ordinaire : typologie des ruses commerciales
Sous-déclarations et fraudes dans les bordereaux
La première ruse était d’ordre administratif : il suffisait de sous-estimer les quantités sur les bordereaux de déclaration. Au lieu de dix barils de vin, on en mentionnait huit. Les contrôles étant souvent aléatoires et les vérifications par sondage, une marge de manœuvre s’ouvrait. Certains allaient plus loin, réutilisant d’anciens bordereaux pour faire passer plusieurs fois la même cargaison « sur le papier », ou soudoyaient un employé pour faire disparaître les traces de fraude.
Produits dissimulés dans des cargaisons mixtes
La ruse devenait physique lorsque des denrées taxables étaient dissimulées sous d’autres, non soumises à l’impôt. Des sacs de charbon recouvraient des paniers de pommes. Des ballots de linge sale cachaient des caisses de fromage ou de viande. Certains charretiers faisaient fabriquer des doubles fonds dans leurs voitures, voire des compartiments secrets dans les caisses à bois.
Débordements géographiques
Les commerçants plus téméraires contournaient purement et simplement les postes de l’octroi. Ils évitaient les barrières principales et passaient par des sentiers secondaires, des chemins ruraux ou les lisières boisées encore peu surveillées. Autour du bois de Boulogne ou dans les hauteurs de Ménilmontant, ces itinéraires de fraude devinrent des routes connues, parfois tolérées tacitement. La nuit ou à l’aube, on pouvait voir passer à travers les terrains vagues des brouettes chargées de bidons de vin ou de cageots de légumes.
Complicités et corruptions
Enfin, certaines pratiques reposaient sur l’entente avec des agents de l’octroi. Moyennant un pourboire discret ou un arrangement tacite, les agents laissaient passer des marchandises en fermant les yeux. Il ne s’agissait pas toujours de corruption active : dans certains quartiers populaires, les vérificateurs toléraient des arrangements pour ne pas aggraver la misère ambiante.
Une course-poursuite entre fraudeurs et agents de l’octroi
L’administration ne restait pas passive face à cette érosion de ses recettes. Elle mit en place des contrôles mobiles, installa des postes avancés dans les gares, aux ports fluviaux, et aux halles de redistribution. Elle organisa aussi des patrouilles dans les zones réputées perméables. Des procès-verbaux furent dressés, des amendes infligées, et des sanctions appliquées aux récidivistes.
Les inspecteurs de l’octroi, figures redoutées, étaient parfois surnommés les « gabelous de la ville ». Leurs interventions faisaient partie du paysage urbain, et les fraudeurs développaient des stratagèmes de plus en plus subtils pour leur échapper : alerte par enfants guetteurs, passages différés, signalements discrets.
Mais l’ampleur de la fraude, la porosité des frontières urbaines, et les limites humaines du contrôle rendaient la mission quasi impossible. La fraude faisait partie du système, tolérée à petite échelle, intégrée dans les habitudes.
Conclusion
Les ruses des commerçants contre l’octroi ne relèvent pas de la simple anecdote. Elles témoignent d’une tension structurelle entre fiscalité municipale et économie quotidienne. Elles révèlent aussi une intelligence sociale du contournement, une inventivité à petite échelle face à un système perçu comme pesant, sinon injuste.
Ce quotidien de la fraude, aussi banal qu’il soit, offre un miroir précieux de la vie urbaine : on y lit l’inégalité des charges, les stratégies de survie, mais aussi les limites du contrôle dans un espace mouvant, poreux, indiscipliné. Dans cette course silencieuse entre l’impôt et la débrouille, c’est toute une mémoire urbaine qui resurgit, celle d’un Paris populaire, rusé et solidaire.
Sources bibliographiques :
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Archives de la Préfecture de police de Paris, série BA (procès-verbaux, rapports d’inspection).
Presse parisienne (Le Petit Journal, Le Temps, Le Matin, années 1880–1910).