Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires de quartier

Une certaine figure de l’esthète du père Lathuile

Une certaine figure de l’esthète du père Lathuile : quand la fiction s’empare d’un grand nom et le transforme

 

Dans l’édition du 22 mai 1938 du journal Ce soir, nous sommes tombés sur cette nouvelle écrite par Angèle Veyre : l’esthète. Comme vous allez le voir, dans cette histoire, il ne reste pas grand-chose du personnage historique du père Lathuile : simplement le nom !

Bien sûr, toute histoire est intéressante et apporte son côté divertissant. En outre, elle permet de s’évader sur les évolutions d’une figure, même si aujourd’hui, elle ne parle plus du tout aux parisiens.

 

Une fin de soirée bien arrosée

Pour démarrer, lisons ensemble le récit d’Angèle Veyre :

« La brume lourde qui s’était abattue brusquement faisait se hâter les derniers noctambules.

L’air épais qu’ils semblaient écarter en passant se refermait sur eux et les ensevelissait avant que s’éteignit le bruit de leurs pas.

Dans la rue maintenant silencieuse, un homme avançait, zigzagant légèrement. Tout à coup, il fit un faux pas et le corps penché en avant il parut courir après le sol. Fort heureusement, un réverbère se trouvait là et lui évita la chute finale.

L’homme leva un œil reconnaissant vers la lumière qui clignotait dans le brouillard :

— Je l’ai échappé belle ! dit-il, tout haut.

Se cramponnant au socle du bec de gaz, l’homme continua :

– Je ne pourrai jamais rentrer chez moi ! Pour essayer de gagner mon logis, il me faut, de toute évidence, lâcher ce lumineux soutien et, si je le lâche, je vais probablement m’écrouler à son pied ! »

 

Arrivée des secours

« L’homme suspendit son soliloque et tendit l’oreille. Le résonnement de pas réguliers, cadencés, s’entendait dans le bas de la rue. L’homme eut un rire silencieux qui lui amincissant les lèvres lui restitua un air de blagueuse jeunesse.

— Les agents, je suis sauvé ! murmura-t-il.

 

Les pas se rapprochaient.

L’homme alors entonna un refrain. Le résultat ne se fit pas attendre. La marche bon enfant se transforma en pas de course.

L’ivrogne chanta plus fort et se laissa tomber sur le sol. Les deux gardiens s’avancèrent vers lui, prêts à l’apostropher vertement, mais le reconnaissant, ils échangèrent un regard amusé.

– Le père Lathuile ! On va rire cette nuit ! murmura l’un d’eux.

– Comment, père Lathuile, c’est encore vous ? Vous n’avez pas honte de vous mettre dans un tel état ? C’est la quatrième fois depuis quinze jours que nous devons vous conduire au poste. Que dira, demain, votre ami, M. le commissaire ?

– Si M. le commissaire est vraiment, comme vous me l’affirmez, mon ami, répondit emphatiquement le père Lathuile, il ne pourra qu’être flatté de mon insistance à lui rendre visite. »

 

Le transfert au poste ?

« Les deux agents, penchés vers l’homme, le prirent chacun par un bras, pour le remettre debout. Ils firent la grimace.

— Vous empestez l’éther, père Lathuile ; vous, ne pourriez pas vous griser comme tout le monde ?

— Avec du gros rouge ou des alcools frélâtés ? Fi donc, messieurs, Je ne bois que du kirsch, cette pure eau-de-vie de cerises qui, mêlée à un flacon d’éther, est le cocktail le plus étonnamment frais qui se puisse imaginer. Et, messieurs, ne comptez-vous pour rien la joie de faire naître, sur les faces de mes voisins, une expression de dégoût et de voir jaillir des poches les mouchoirs parfumés, bouchant des narines offensées ?

Délicat plaisir, messieurs, et point à la portée de l’ivrogne banal ! Autre chose, mes amis, M. Radingot, accédant à mes prières, a-t-il fait changer le papier des cellules ?

— Voyons, père Lathuile, vous n’allez pas recommencer la comédie de la semaine dernière, prétendant que la tapisserie vous donne des nausées ?

Il faut nous promettre d’être raisonnable, sinon. Sinon nous vous laissons dans la rue !

Le père Lathuile posa sur ses gardiens un regard innocent : — Vous savez bien que c’est impossible ! Votre devoir vous interdit d’abandonner sur la voie publique un-individu-en état-d’ébriété-faisant-du-tapage-nocturne ! Quant à dormir tranquille entre des murs d’un vert implacable, n’y comptez pas ! J’aime le beau, moi, messieurs, et mon regard d’esthète ne supportera jamais la vue d’un papier si laid que c’en est presque inconvenant !

– Mais enfin, père Lathuile. Si vous dormez vous ne le verrez pas ! –

– Obtuses créatures ! Vous croyez qu’il suffit de ne pas voir les choses pour les oublier ? »

 

La demande insolite du père Lathuile

« J’aurai des cauchemars ! Soyez équitables ! Connaissez – vous une vision plus décourageante que cette tapisserie ? Si l’œil était seulement charmé par quelques fantaisies, des octogones ou au pis-aller des losanges, des damiers d’un vert dégradé, adouci, mais non ! Déjà, mon cœur chavire d’évoquer le vert impitoyable de mon cachot. Je manifesterai, messieurs, je vous promets un beau chahut !

Le lendemain, vers dix heures, lorsque le commissaire Badingot pénétra dans son bureau, il fut surpris de l’air ensommeillé de son second.

– Quelque chose d’extraordinaire, Charroy ?

– Hélas ! oui, monsieur. Les gardiens Forest et Péclaud ont ramené le père Lathuile. Ils eussent mieux fait de le laisser dans la rue. Ils ont dû m’appeler. Quelle nuit !

– Il n’a pas été maltraitée j’espère ?

– Non, monsieur, vos ordres ont été respectés. D’ailleurs, les gardiens s’amusaient de ses facéties, mais il a mené si grand tapage qu’il a ameuté tout le quartier. Il y a une dizaine de lettres de réclamations sur votre bureau. Un commerçant demande tout simplement la fermeture du commissariat, disant qu’une boite de nuit serait moins bruyante que ce lieu, destiné à garantir la tranquillité publique !

– Mais pourquoi a-t-il fait tout ce vacarme ?

– Toujours sa phobie, monsieur le commissaire, le papier des cellules. 

 – Encore ! C’est extravagant ! Lathuile exagère ! Ce n’est pas une raison parce que nous, avons usé nos pantalons sur les bancs du même collège pour qu’il m’oblige à demander ma permutation ! Je commence à avoir assez de ces histoires.

Monsieur Lathuile veut un nouveau papier dans sa cellule. Il l’aura ! Mais je vous garantit qu’il le contemplera à loisir ! »

 

La peine de prison de Lathuile

« La prochaine fois que vous serez tenus de l’héberger, au lieu de le relâcher le lendemain, vous le garderez huit jours, vous m’entendez, huit Jours ! cria M. Badingot hors de lui.

le commissaire dicta lettres sur lettres, alertant les services de salubrité, demandant un crédit pour la réfection des cachots. Cela, naturellement, ne se fit pas du jour au lendemain.

Le père Lathuile eut tout le temps de faire encore quelques scènes, tandis que les paperasses s’amoncelaient sur le bureau du commissaire. M. Badingot s’obstinait d’autant plus que les objections faites par les services compétents étaient purement administratives. M. le commissaire mettait un point d’honneur à avoir raison de ces formalités.

Ce qui devait arriver arriva.

Badingot finit par lasser les préposés au service de l’hygiène. Un jour, il put se frotter les mains avec satisfaction en voyant arriver les colleurs de tentures. Les vieux panneaux vert-épinard furent remplacés par des lés de tapisserie granitée, d’un rose orangé, du plus charmant effet.

Les cellules étaient retapissées depuis une huitaine de jours, et M. Badingot avait le triomphe modeste, comme il sied à un vainqueur. Ce matin-là, alors qu’il approchait en sifflotant du commissariat, il pressa le pas, reconnaissant le timbre aigu d’une voix.

Le père Lathuile, hurlant, se démenait comme un diable entre ses gardiens.

Badingot leva les yeux au plafond et s’écria :

– Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour avoir de telles relations ! Mais qu’a-t-il ? Le nouveau papier ne lui plaît pas encore ?

– Hélas ! Monsieur, au contraire, il dit que le ton rosé du papier lui rappelle la carnation d’une femme qu’il a beaucoup aimée, que son cachot l’inspire, et il refuse de s’en aller ! »

 

Petit mot de conclusion à la suite de cette histoire

Qu’elle est loin l’image héroïque du Père Lathuile ! Il en est réduit à enchaîner des nuits d’ivresse, se délectant du plus mauvais alcool possible avec de la vieille eau de vie, rallongée à l’éther. Il en est réduit à attirer les policiers en patrouille, en hurlant et en se tenant comme il peut à un réverbère. Il est en réduit à vouloir dégriser dans une cellule de prison rose, simplement car elle lui rappelle une vieille compagne.

La mise en avant de l’alcool est bien affirmée, en lien avec l’image d’un ancien tenancier de cabaret de banlieue, qui s’est transformé tout de même en un restaurant réputé et élégant. Est-ce à voir avec ses origines batignollaises, lui l’héritier d’une dynastie locale ?

 

Sources bibliographiques :

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