Gilles, du rire à la mélancolie : métamorphose d’un personnage au XVIIIe siècle
Le nom de Gilles évoque aujourd’hui une silhouette blanche, un regard perdu, un être solitaire suspendu entre le monde du théâtre et celui des songes. Pourtant, ce personnage, souvent confondu avec Pierrot, fut d’abord une figure comique issue de la tradition populaire de la Commedia dell’Arte. C’est au XVIIIe siècle que Gilles connaît une transformation radicale : de valet moqué, il devient icône mélancolique, incarnation d’un trouble plus profond. À travers la scène, la peinture et la danse, Gilles passe de la farce à la poésie, du rire à l’énigme. Cette évolution, emblématique des mutations esthétiques du siècle des Lumières, révèle aussi une nouvelle sensibilité : celle d’un spectateur qui ne rit plus comme avant, et d’un personnage qui commence à penser.
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I. Les racines : Gilles, l’enfant de la Commedia dell’Arte
L’origine de Gilles remonte aux troupes italiennes qui, dès la fin du XVIe siècle, sillonnent l’Europe et installent durablement leurs personnages dans l’imaginaire théâtral. Parmi eux : Arlecchino, Colombina, Il Dottore, et surtout Pedrolino, ancêtre direct de Pierrot et de Gilles. Pedrolino, puis Pierrot, incarne le valet candide, amoureux transi et malchanceux, figure lunaire et silencieuse, souvent ridiculisée mais attendrissante.
En France, dès le XVIIe siècle, la figure de Pierrot s’impose dans les théâtres forains et les foires parisiennes (Saint-Germain, Saint-Laurent). C’est là qu’émerge progressivement Gilles, souvent interprété par des acteurs français comme Gilles le Niais, alias Nicolas Maillot. Gilles, dans un premier temps, n’est pas clairement différencié de Pierrot : tous deux portent un costume blanc, ont le visage pâle, et jouent les dupes amoureux.
Mais dès la fin du XVIIe siècle, Gilles commence à s’émanciper. Il n’est plus seulement le naïf, il devient personnage à part entière, capable d’inspirer à la fois le rire et la pitié. Cette différenciation est lente, mais elle s’accélère au XVIIIe siècle, à mesure que la scène française s’ouvre à de nouvelles formes d’expression.
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II. Le théâtre des foires et la naissance d’une individualité
Au XVIIIe siècle, les foires parisiennes (Saint-Germain, Saint-Laurent) deviennent des laboratoires théâtraux où la censure est contournée par l’ingéniosité. Le théâtre de foire donne naissance à des formes hybrides : théâtre parlé, pantomime, marionnettes, comédie mêlée de musique. Gilles y devient une figure familière.
Dans ces spectacles, il garde une part de naïveté, mais il acquiert une autonomie dramatique. Il n’est plus seulement le faire-valoir d’Arlequin ou de Colombine, mais un personnage capable d’éveiller l’émotion. Ce glissement est lié à une transformation du goût : le spectateur commence à attendre plus qu’un rire mécanique ; il veut être ému, troublé. Gilles incarne alors une forme de douceur triste, de passivité touchante, qui préfigure déjà les personnages du théâtre sentimental.
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III. Le tournant Watteau : de la scène au tableau, du rôle au symbole
C’est dans l’œuvre de Jean-Antoine Watteau que Gilles atteint sa pleine dimension poétique. Le célèbre tableau Gilles ou Pierrot (v. 1718–1719), conservé au musée du Louvre, constitue une rupture majeure. On y voit un personnage vêtu de blanc, seul au centre de la toile, debout, figé, regard perdu dans le vide. Autour de lui, d’autres figures costumées esquissent à peine une scène, comme si tout s’effaçait devant la présence silencieuse de Gilles.
Le tableau rompt avec les codes de la scène comique : le rire a disparu, remplacé par une gravité énigmatique. Le costume de théâtre devient habit d’apparition, presque une soutane. Gilles est transfiguré en figure métaphysique : l’acteur et le personnage, l’homme et le masque, ne font plus qu’un. Il n’est pas une caricature, il est le rêveur figé, la douleur douce, l’âme sans défense.
Watteau ne donne pas une simple “image” de Gilles : il en propose une méditation visuelle, une allégorie. Ce Gilles-là n’est pas Pierrot : il est l’anti-Arlequin, sans ruse, sans désir. Il ne court pas, ne bouge pas. Il endure.
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IV. Le Gilles mélancolique, figure moderne avant l’heure
Ce basculement vers la mélancolie n’est pas qu’un caprice esthétique. Il traduit une mutation des sensibilités au XVIIIe siècle. Dans un monde qui commence à douter des certitudes classiques, dans une société où l’individu devient sujet moral et intérieur, Gilles devient le miroir de cette intériorité naissante. Il incarne l’âme spectatrice : spectatrice des autres, du monde, de soi-même.
Dans le théâtre pantomime, dans le ballet, dans la danse, Gilles est repris comme figure muette et expressive, dépourvue de paroles mais riche d’émotions. Son costume blanc devient son masque, son regard devient langage. Il est à la fois clown et statue, vivant et absent. Ce personnage annonce toute une série de figures modernes : le clown triste, le poète maudit, le Pierrot lunaire. Il annonce même la crise de l’identité de l’acteur, tiraillé entre son rôle et sa vérité intérieure.
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Conclusion : Gilles, une figure de transition et de vertige
Gilles est un personnage en mouvement. Il a quitté la farce populaire pour entrer dans la sphère poétique. Il est passé du rire bon enfant à une mélancolie inquiète. Son évolution raconte quelque chose de plus vaste : le passage d’un monde fondé sur les types et les masques, à un monde habité par la psychologie et le trouble. Il incarne l’incertitude du rôle, la fragilité de l’apparence, et l’intimité d’un moi silencieux.
Aujourd’hui encore, Gilles fascine : il est ce personnage sans paroles qui nous parle le plus. Il est le clown qui ne fait plus rire, mais qui émeut, car il nous tend un miroir : celui de l’âme humaine, toujours en équilibre entre le théâtre et la vie.
Sources bibliographiques :
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Crow, T. E. (1985). Painters and public life in eighteenth-century Paris. Yale University Press.
Duchartre, P.-L. (1992). La comédie italienne en France au XVIIe siècle. Robert Laffont. (Original work published 1924)
La Rue, H. (2000). Le théâtre de la foire : du spectacle populaire à la scène littéraire. CNRS Éditions.
Posner, D. (1993). Antoine Watteau. Cambridge University Press.
Roche, D. (1997). La France des Lumières. Fayard.
Rosenberg, P., & Prat, L.-A. (1996). Watteau, catalogue raisonné des dessins (Vols. 1–3). Éditions Arthena.
Rouchon, J.-F. C. (2002). Pierrot ou les métamorphoses d’un personnage. Presses universitaires de Grenoble.