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Gilles dans le théâtre de foire : un personnage entre comique populaire et critique sociale

Le théâtre de foire, vibrant de la vie populaire du XVIIe et XVIIIe siècles, est un lieu d’expérimentation et de rencontre pour les spectateurs. Cette forme théâtrale, qui se joue en plein air, sur les places publiques ou dans des lieux de fêtes populaires, est caractérisée par des représentations improvisées, un humour immédiat et un public très diversifié. Le personnage de Gilles, qui naît dans cet univers, incarne parfaitement l’esprit de ce théâtre : un comique spontané, parfois irrévérencieux, souvent moral, et toujours profondément humain. Cette figure, héritée de la Commedia dell’Arte, connaît une transformation qui en fait une icône à la fois populaire et symbolique. Cet article explore le personnage de Gilles dans le théâtre de foire, en suivant son évolution, ses caractéristiques et sa fonction sociale.

I. Le théâtre de foire : un cadre de création et d’innovation

Le théâtre de foire est né d’une tradition populaire qui remonte au Moyen Âge, mais il connaît une véritable floraison au XVIIe siècle. Ces spectacles en plein air ont lieu lors de grandes fêtes populaires, telles que les foires de Saint-Germain ou de Saint-Laurent, où les comédiens, souvent issus de milieux modestes, jouent des pièces mêlant comédie et farce, avec une forte composante de satire sociale.

Les pièces de théâtre de foire se caractérisent par leur nature improvisée, leur ton très libre, et un usage prononcé du comique de situation et du jeu de mots. Le comédien de foire est un acteur polyvalent, capable d’improviser selon les réactions du public, créant ainsi une interaction dynamique entre le spectacle et les spectateurs. La scénographie est souvent simple, adaptée à la mobilité des troupes, mais la force du spectacle réside dans le jeu des acteurs et l’énergie déployée sur scène.

Ce théâtre répondait avant tout aux besoins de distraction de la population urbaine, souvent rurale de passage, qui cherchait des moyens d’évasion et de rires. Les personnages du théâtre de foire étaient donc principalement des types populaires, faciles à identifier, qui représentaient les travers et les excès de la société de l’époque.

II. Gilles dans le théâtre de foire : un personnage de comique populaire

Le personnage de Gilles s’inscrit pleinement dans cette tradition du théâtre de foire. Héritier du personnage de Zanni dans la Commedia dell’Arte, il est un valet naïf, fouineur et naïf, souvent sous les ordres d’un maître avide ou d’une maîtresse capricieuse. Son rôle principal dans ces spectacles est de susciter le rire du public par ses mésaventures, ses mauvais choix, et ses réactions exagérées face à des situations absurde.

Les caractéristiques de Gilles, telles qu’elles sont perçues dans les premières œuvres, sont le comique physique, un jeu de scène fondé sur des gestes amplifiés, des chutes et des mimiques grotesques. Il incarne une forme de comique de bas étage, dans lequel le public rit des malheurs du personnage. Ses actions sont souvent imprévues, il tombe dans des pièges, est dupé par d’autres personnages, ou prend des décisions stupides, qu’il regrette rapidement. Son aspect physique et son costume, souvent marqué par la simplicité d’un vêtement blanc, accentuent son rôle de valet inconscient. Ce comique de mouvement et de gestes amplifiés met en lumière la naïveté de Gilles, qui est sans cesse dupe des événements qui l’entourent.

Au-delà de son rôle comique, Gilles remplit également une fonction importante dans le théâtre de foire : celle de porte-parole de la classe populaire. En tant que personnage comique, il incarne une figure de la souffrance sociale, un valet dont la condition, bien qu’absurde et exagérée dans le cadre de la comédie, représente tout de même les aspirations et les frustrations de la classe inférieure. Par ses mésaventures, Gilles est à la fois un personnage ridicule, mais aussi un symbole de cette classe sociale qui, bien qu’invisible dans les grandes scènes de la société, occupe une place centrale dans le théâtre de foire.

III. L’évolution du personnage de Gilles dans le cadre du théâtre de foire

L’un des aspects les plus fascinants de Gilles est son évolution, non seulement en fonction des pièces de théâtre dans lesquelles il apparaît, mais aussi selon les contextes sociaux et politiques du XVIIIe siècle. Au début, il reste un personnage comique, fidèle aux archétypes populaires : naïf, servile et parfois même méprisé. Mais peu à peu, la figure de Gilles commence à se complexifier.

Dans les dernières années du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, les préoccupations sociales changent. Le goût pour le spectacle léger et immédiat du XVIIe cède la place à une vision plus introspective et nuancée de l’humain. Le comique populaire, tout en restant présent, commence à perdre de sa vivacité et se mue en un personnage plus solitaire, plus mélancolique.

C’est à cette époque que le tableau de Jean-Antoine Watteau, Gilles (vers 1718), marque un tournant. Dans cette peinture, Gilles n’est plus un personnage de foire joyeux et comique. Il devient une figure mélancolique, perdue dans ses pensées, qui semble irréellement détachée de l’univers de la farce et du spectacle. Ce changement est également le reflet des transformations sociales et culturelles du XVIIIe siècle, où le comique de situation cède souvent la place à des explorations plus profondes de la condition humaine, de ses désirs et de ses frustrations.

IV. Gilles et la critique sociale dans le théâtre de foire

Au-delà de son rôle comique, Gilles devient aussi un véhicule de critique sociale. Dans le théâtre de foire, de nombreux comédiens utilisent le personnage de Gilles pour satiriser et critiquer les rapports de force sociaux. Les maîtres et les dames qui l’entourent sont souvent représentés comme des figures ridicules ou tyranniques, illustrant les inégalités sociales et les abus de pouvoir.

Gilles, par son caractère de serviteur dévoué, devient un miroir de la condition des classes populaires, constamment soumis à la volonté des puissants. Pourtant, dans l’absurdité de ses actions, il résiste parfois de manière inattendue et développe une forme de résilience qui permet aux spectateurs de s’identifier à lui. Par son comique de situation, il démontre la fragilité du pouvoir et de l’autorité, et sa naïveté souligne souvent la superficialité des structures sociales établies.

Les critiques sociales de l’époque passent ainsi par des scènes de burlesque, mais avec des sous-entendus puissants. Le personnage de Gilles, bien que dénué de conscience politique, devient un moyen indirect d’exprimer la frustration d’une classe démunie face à la hiérarchie sociale.

V. Gilles et son héritage : une transformation vers la mélancolie

L’évolution de Gilles dans le théâtre de foire préfigure sa transformation en un personnage plus profondement mélancolique dans les siècles suivants. Ce changement s’incarne particulièrement dans le personnage de Pierrot, qui, au XIXe siècle, hérite de la solitude et de l’isolement de Gilles, tout en conservant une certaine sensibilité tragique.

Pierrot, tout comme Gilles dans ses dernières représentations, devient le clown triste, la figure du spectacle solitaire. Ce personnage, tout en restant lié aux origines populaires de Gilles, s’en éloigne en développant une profondeur émotionnelle inédite. Pierrot symbolise l’émergence d’une sensibilité moderne que Gilles, bien qu’encore souvent perçu comme un simple personnage de farce, annonçait déjà.

Conclusion

Le personnage de Gilles dans le théâtre de foire est un miroir des évolutions sociales et culturelles du XVIIe et XVIIIe siècles. De simple valet comique et naïf, il devient progressivement un personnage plus complexe, incarnant des tensions sociales, des frustrations populaires et un début d’introspection. La transformation de Gilles, d’une farce joyeuse à une mélancolie existentielle, préfigure des figures modernes comme Pierrot, et constitue un point de transition essentiel dans l’histoire du théâtre comique.

À travers l’histoire de Gilles, c’est l’évolution du comique populaire vers des formes plus sophistiquées et plus émotionnellement nuancées qui se dessine, un comique devenu moins un simple divertissement qu’une véritable réflexion sur la condition humaine.

Sources bibliographiques:

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