Gilles ou le rire en suspens : un personnage comique et tragique
Le personnage de Gilles occupe une place à part dans l’histoire du théâtre français. Héritier lointain des Zanni de la Commedia dell’Arte, compagnon d’Arlequin et de Polichinelle sur les tréteaux des foires parisiennes, il est d’abord une figure comique, rustique et naïve, vouée aux coups et aux quiproquos. Mais, peu à peu, Gilles s’éloigne de la farce : il devient un personnage immobile, silencieux, presque figé dans une forme d’angoisse douce. Son évolution, aussi théâtrale que picturale, culmine avec le célèbre tableau de Watteau, où il apparaît isolé, frontal, à la fois présent et absent. Dès lors, Gilles incarne une figure ambiguë, un point de bascule entre le comique et le tragique. Cet article explore cette tension : comment un personnage né du rire devient-il l’emblème d’une mélancolie moderne ?
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I. Gilles, un personnage comique dans la tradition foraine
Gilles est d’abord un personnage populaire du théâtre de foire, notamment sur les scènes parisiennes de Saint-Germain et de Saint-Laurent au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Il se rattache aux valets bouffons de la Commedia dell’Arte, bien qu’il n’ait pas de modèle direct dans la tradition italienne. C’est un type scénique français, rustique, souvent campagnard, caractérisé par sa bêtise attachante, sa lenteur, son appétit, et surtout par sa propension à devenir le souffre-douleur des autres personnages.
Sur scène, Gilles est comique par essence. Il incarne le corps en déséquilibre, le langage déformé, la réaction décalée. Il subit les coups, les moqueries, les situations absurdes : tout concourt à produire un rire immédiat, presque réflexe. Il amuse parce qu’il échoue, parce qu’il ne comprend pas, parce qu’il est l’autre du héros.
Ce comique est profondément physique. Gilles tombe, trébuche, mange trop, gesticule. Son costume blanc, ample, accentue cette corporalité excessive : il semble fait pour recevoir les projections du monde — coups, farces, œufs, insultes. Dans cette phase de son existence, Gilles est un vecteur de joie populaire, une machine à rire enracinée dans le théâtre de rue.
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II. Le basculement : du ridicule à la solitude
Pourtant, à mesure que le XVIIIe siècle avance, le personnage se transforme. Gilles commence à s’éloigner du comique immédiat pour devenir un point fixe, un centre immobile dans le tumulte scénique. Il ne court plus, il ne parle presque plus. On rit moins de lui : on le regarde.
Ce glissement atteint son sommet avec le tableau d’Antoine Watteau, intitulé aujourd’hui Gilles ou Pierrot (v. 1718–1719, musée du Louvre). Le peintre y représente le personnage en pied, frontal, seul devant un décor de théâtre et d’arbres flous. Sa blancheur l’écrase. Son regard, sans expression, semble perdu — ou hors du monde. Autour de lui, en retrait, d’autres personnages masqués continuent de jouer ; lui non. Il ne joue plus. Il est là, simplement, dans une posture de désoeuvrement total.
Le choc visuel de cette peinture est considérable. Le rire se fige. Ce n’est plus un personnage de théâtre : c’est un homme déguisé, un être qui ne sait plus s’il est dans le jeu ou dans la vie. Il n’y a plus de comédie : il n’y a qu’une présence nue, offerte au regard du spectateur, sans défense. Le comique devient trouble ; le regard suscite non pas le rire, mais une forme de gêne, d’inconfort, voire de pitié muette.
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III. L’ambiguïté émotionnelle : rire suspendu, mélancolie latente
C’est dans cet entre-deux que réside la force symbolique de Gilles. Il est comique, parce qu’il reste cet être un peu gauche, au costume décalé, au corps inadapté. Mais il devient aussi tragique, parce que ce comique ne trouve plus son efficacité. Le rire ne vient plus — ou alors, il s’étrangle dans la gorge.
On assiste ici à une forme de suspension du comique : le ressort comique est tendu, mais il ne déclenche plus rien. Le spectateur n’est plus certain de savoir s’il faut rire ou pleurer. Gilles devient le lieu de cette hésitation, de ce trouble émotionnel.
Cela correspond à un moment historique particulier : le début du XVIIIe siècle, avec l’émergence de la sensibilité moderne. Le spectateur n’attend plus seulement du théâtre qu’il amuse, mais qu’il émeuve, qu’il trouble, qu’il révèle l’intime. Gilles se retrouve ainsi au carrefour d’un basculement : héritier de la farce, il devient acteur d’un théâtre sentimental qui ne dit pas encore son nom.
C’est pourquoi la figure de Gilles annonce, à bien des égards, des personnages plus tardifs : le clown triste du XIXe siècle, le Pierrot lunaire des symbolistes, ou même le Charlot de Chaplin, autre être comique et pathétique à la fois. Tous ces personnages partagent une même structure : ils nous font rire parce qu’ils sont vulnérables, mais ce rire est traversé par une forme de douleur ou d’absurdité.
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Conclusion : Une figure du désœuvrement moderne
Ainsi, Gilles est bien un personnage comique, mais il est aussi, profondément, une figure tragique. Il nous fait rire, mais il nous émeut ; il semble vide, mais il interroge. Il ne fait plus spectacle : il devient image, icône d’une humanité désarmée.
Ce basculement en fait une figure fondatrice : le point de jonction entre le rire populaire et la mélancolie moderne. Il annonce une nouvelle sensibilité, celle d’un théâtre de l’âme, où les masques ne cachent plus, mais révèlent.
Au fond, Gilles ne joue plus un rôle : il est le rôle. Il ne fait plus semblant : il est ce que nous sommes parfois nous-mêmes — absents, égarés, sans mot, sans fonction — et pourtant debout.
Sources bibliographiques :
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