Jean-Baptiste Pussin, l’oublié de la psychiatrie moderne ?
Introduction
Lorsque l’on évoque la naissance de la psychiatrie moderne, un nom domine : celui de Philippe Pinel, célèbre pour avoir, selon la tradition, « brisé les chaînes des aliénés » à la Salpêtrière. Pourtant, derrière cette figure emblématique, un autre acteur, resté longtemps dans l’ombre, a joué un rôle essentiel : Jean-Baptiste Pussin (1745–1811). Ni médecin, ni savant, Pussin était surveillant à Bicêtre puis à la Salpêtrière. Il a pourtant posé, dans les faits, les fondements du traitement moral avant même que Pinel ne le théorise.
Comment cet homme issu d’un milieu modeste a-t-il influencé en profondeur la manière de traiter les aliénés ? Pourquoi sa mémoire a-t-elle été si longtemps marginalisée ? À travers le parcours de Pussin, il s’agit de revisiter l’histoire d’une réforme médicale en redonnant voix à celui qui l’a incarnée au quotidien, bien avant qu’elle ne devienne un emblème républicain.
⸻
I. Une trajectoire hors norme
1. Origines sociales et parcours personnel
Jean-Baptiste Pussin naît à Fontainebleau en 1745. Très peu de sources permettent de retracer ses premières années. Certains biographes suggèrent qu’il aurait été lui-même malade ou soigné à Bicêtre, l’hospice parisien réservé aux hommes pauvres, infirmes, fous ou criminels. Ce point reste incertain, mais il est avéré qu’il n’appartenait ni à la bourgeoisie savante ni à la sphère médicale.
En 1780, il entre au service de Bicêtre comme surveillant. Il gravit peu à peu les échelons au sein de l’établissement jusqu’à devenir chef du service des aliénés. Il développe alors une approche pragmatique et profondément novatrice du soin.
2. D’un homme de terrain à un agent de réforme
À une époque où la folie est encore associée à la bestialité ou à la possession démoniaque, Pussin refuse les méthodes violentes employées dans les hôpitaux généraux. Il s’oppose à l’usage des chaînes, aux châtiments corporels et au dressage par la peur. Son autorité morale s’impose non par la force, mais par le respect du malade, la constance et une organisation rigoureuse du service. Il agit selon une logique de réhabilitation humaine dans un cadre encore dénué de science psychiatrique formalisée.
⸻
II. Artisan de la réforme à Bicêtre
1. La fin des chaînes : un tournant silencieux
À Bicêtre, Pussin met fin progressivement à l’enchaînement systématique des fous. Ce geste, souvent attribué à Pinel en 1793, a en réalité été engagé par Pussin avant même l’arrivée du médecin. Lorsque Pinel est nommé à Bicêtre cette année-là, il découvre un service déjà transformé par la pratique de son surveillant.
Pussin prouve que la discipline douce, combinée à un suivi régulier, peut éviter les débordements sans recours à la contrainte physique. Ce modèle rompt avec des siècles de pratiques carcérales où la folie n’était ni soignée ni comprise, mais simplement contenue.
2. Une autorité informelle mais décisive
Pussin n’a ni diplôme ni statut officiel de thérapeute. Il est pourtant l’âme du service. Sa connaissance empirique des patients, sa capacité à gérer les situations de crise, et surtout son intuition des causes morales ou émotionnelles de la folie font de lui un pionnier du soin mental.
Pinel lui-même reconnaît dans ses écrits la valeur de ce collaborateur hors du commun : « Ce fut à la conduite de Pussin que je dus mes premières observations les plus intéressantes. » (Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 1801).
⸻
III. À la Salpêtrière avec Pinel
1. Continuer la réforme auprès des femmes aliénées
En 1795, Pinel est nommé à la Salpêtrière, institution réservée aux femmes aliénées. Il fait venir Pussin avec lui. Ensemble, ils appliquent aux femmes les méthodes mises en place à Bicêtre : traitement moral, suppression des chaînes, attention individuelle. Ce travail est d’autant plus délicat que la Salpêtrière accueille des milliers de femmes souvent âgées, infirmes ou internées de force. Là encore, Pussin agit dans l’ombre, mais avec une autorité incontestée.
2. L’inégalité d’un binôme
Le duo Pinel–Pussin incarne une réforme humaniste en action. Pinel, issu du monde savant, théorise les pratiques, publie des traités, et s’impose comme la figure publique du renouveau. Pussin, homme de terrain, reste dans l’anonymat administratif, sans reconnaissance institutionnelle. Cette inégalité reflète une constante de l’histoire médicale : la visibilité du savant prime sur celle du praticien non diplômé, même quand ce dernier est le véritable initiateur de la réforme.
⸻
IV. Mémoire et reconnaissance
1. Un nom effacé de l’histoire
Pendant tout le XIXe siècle, le récit officiel célèbre Pinel comme le “libérateur des aliénés”. La fameuse toile de Tony Robert-Fleury (1876) ne montre que Pinel, debout, ordonnant la délivrance des femmes enchaînées. Pussin y est absent. De même, les manuels républicains popularisent l’image d’un médecin des Lumières, incarnant le progrès, la science et l’humanité.
Il faut attendre les travaux d’historiens comme Jacques Postel ou Claude Quétel pour que l’on commence à réhabiliter le rôle central de Pussin, en soulignant son antériorité sur Pinel dans la réforme des pratiques.
2. Une figure fondatrice du soin psychiatrique
Jean-Baptiste Pussin n’a pas écrit. Il n’a pas théorisé. Mais il a pratiqué une psychiatrie morale avant la lettre, inventé un rapport non brutal au malade mental, et prouvé que l’on pouvait soigner sans enfermer ni brutaliser. Il incarne la part discrète mais essentielle de toute réforme : celle des artisans, des expérimentateurs, des praticiens qui transforment les institutions de l’intérieur.
Sa mémoire reste un enjeu historiographique : reconnaître Pussin, c’est aussi poser la question de qui fait l’histoire — les penseurs ou les praticiens ?
⸻
Conclusion
Jean-Baptiste Pussin fut bien plus qu’un simple surveillant d’hospice : il fut un réformateur concret, un éducateur moral, un pionnier du soin psychiatrique, bien avant que le mot “psychiatrie” n’existe. Son influence sur Pinel fut décisive, même si elle ne lui valut ni honneur, ni postérité immédiate.
Réhabiliter Pussin, c’est interroger les rapports entre savoir et pratique, entre reconnaissance sociale et invisibilisation historique. C’est aussi rappeler que la révolution du soin des malades mentaux n’a pas été le fruit d’un geste héroïque isolé, mais le résultat d’une collaboration entre le théoricien et le praticien — entre Pinel et Pussin.
Sources bibliographiques :
Pinel, P. (1801). Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie. Paris : Richard, Caille et Ravier.
Pinel, P. (1809). Nosographie philosophique, ou méthode de l’analyse appliquée à la médecine. Paris : Brosson.
Foucault, M. (1961). Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Plon.
Goldstein, J. (1987). Console and Classify: The French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century. Cambridge University Press.
Postel, J., & Quétel, C. (1983). Nouvelle histoire de la psychiatrie. Paris : Dunod.
Quétel, C. (1992). Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours. Paris : Tallandier.
Weiner, D. B. (1994). Philippe Pinel’s “Memoir on Madness” of December 1794: A Fundamental Text of Modern Psychiatry. American Journal of Psychiatry, 151(6), 728–732. https://doi.org/10.1176/ajp.151.6.728
Yvorel, J. (2013). Aliénés et marginaux à la Salpêtrière, 1656-1795. Paris : L’Harmattan.
Postel, J. (1999). L’histoire de la psychiatrie en France. Paris : PUF.