Jean-Étienne Esquirol, bâtisseur de la psychiatrie moderne en France
Introduction
Dans l’histoire de la psychiatrie, Jean-Étienne Dominique Esquirol (1772–1840) est souvent présenté comme le successeur de Philippe Pinel, le continuateur du traitement moral, et le grand architecte de la réforme législative de la prise en charge des aliénés en France. S’il reste aujourd’hui moins connu du grand public que son maître, son rôle dans la constitution de la psychiatrie comme discipline médicale, sociale et institutionnelle fut pourtant plus décisif encore.
Dans un contexte postrévolutionnaire où la médecine mentale cherchait à s’affirmer comme une science autonome, Esquirol s’illustra à la fois comme clinicien rigoureux, théoricien du soin moral, et réformateur administratif. Il fut l’un des premiers à considérer la folie comme une maladie de l’esprit et non comme une faute ou une monstruosité. À travers ses travaux, son enseignement et son action politique, il posa les bases d’une psychiatrie républicaine structurée, encadrée et organisée.
Comment ce médecin issu de la bourgeoisie provinciale est-il parvenu à transformer une intuition humaniste en un système médical et législatif national ? L’étude de son parcours permet de comprendre comment la psychiatrie est devenue, au XIXe siècle, une institution d’État, à la fois scientifique, sociale et normative.
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I. Une formation héritée des Lumières
1. Un disciple de Pinel
Né à Toulouse en 1772, Jean-Étienne Esquirol appartient à une génération marquée par les idéaux des Lumières et la rupture de la Révolution. Il commence ses études de médecine dans sa ville natale avant de monter à Paris en 1799. C’est là qu’il devient l’élève de Philippe Pinel, récemment nommé à la Salpêtrière, dont il reprend les méthodes et l’esprit de réforme.
Rapidement, Esquirol se fait remarquer pour son intelligence clinique, sa rigueur scientifique et son sens de l’observation. Il devient l’un des premiers médecins à se spécialiser entièrement dans la médecine mentale, à une époque où celle-ci est encore considérée comme marginale.
2. Un médecin engagé dans la réforme humaniste
Esquirol partage avec Pinel la conviction que la folie est une maladie qui mérite d’être soignée avec humanité. Il adopte et systématise le traitement moral, forme de thérapie non violente qui privilégie la persuasion, le dialogue, l’ordre, le travail et la régularité des habitudes.
Nommé médecin à la Maison Royale de Charenton, il dispose d’un cadre moins contraint que les hospices publics pour expérimenter ses méthodes. Il y développe un véritable laboratoire clinique, où l’étude des malades s’accompagne de réflexions théoriques et d’un enseignement rigoureux pour les futurs médecins.
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II. Théoricien du traitement moral
1. Une clinique du regard et du discours
Esquirol est d’abord un observateur. Il insiste sur la description minutieuse des symptômes, qu’il regroupe selon une méthode classificatoire influencée par la nosographie de Pinel. Il développe en particulier la notion de monomanie, maladie mentale partielle caractérisée par un délire ciblé sur un seul objet ou un seul affect, contrairement à la folie généralisée.
Cette approche clinique marque un tournant : la folie n’est plus appréhendée comme un tout indistinct, mais comme un phénomène analysable, catégorisable et potentiellement traitable. Il anticipe ainsi la constitution de la psychiatrie comme science médicale fondée sur le diagnostic différentiel.
2. Une thérapie fondée sur la bienveillance et l’autorité
Le traitement moral, tel que le conçoit Esquirol, repose sur une double exigence : respect du malade et maîtrise du cadre. Le patient doit être considéré comme un sujet souffrant, mais également comme un être à qui l’on impose des règles de conduite strictes. L’environnement — spatial, temporel, relationnel — devient un outil thérapeutique.
Esquirol insiste sur la nécessité d’un personnel formé, bienveillant mais ferme, capable de maintenir un ordre propice à la guérison. Il théorise ainsi une forme de paternalisme médical, qui inspirera durablement la psychiatrie asilaire du XIXe siècle.
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III. Un réformateur institutionnel
1. L’enquête de 1818 et le rapport de 1838
Conscient des limites de l’expérimentation privée, Esquirol se tourne vers l’action publique. En 1818, le ministère de l’Intérieur lui confie une mission d’inspection des établissements d’aliénés en province. Le constat est accablant : promiscuité, insalubrité, violences, absence de soins, internements arbitraires.
Ce travail débouche sur un rapport majeur, qui servira de base à l’élaboration de la loi du 30 juin 1838, pierre angulaire de la psychiatrie française moderne.
2. La loi de 1838 : fondation d’un système national
Esquirol joue un rôle central dans la rédaction et la défense de cette loi, qui impose à chaque département de disposer d’un asile public. Le texte introduit également des procédures précises d’internement et de contrôle médical, plaçant l’aliéné sous la double tutelle de l’État et de la médecine.
La loi de 1838 marque la naissance d’un système psychiatrique centralisé, étroitement lié à l’administration publique. Elle donne aux médecins une autorité inédite sur la liberté des citoyens, mais garantit aussi un minimum de droits et de soins aux personnes internées.
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IV. Héritage et postérité
1. Le fondateur de l’école française de psychiatrie
Au-delà de sa contribution législative, Esquirol laisse une œuvre intellectuelle structurante. Son Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal (1838, publié à titre posthume) reste un texte fondamental. Il y synthétise trente ans d’observations cliniques, de réflexions thérapeutiques et d’expériences institutionnelles.
Il forme toute une génération de médecins aliénistes : Ferrus, Falret, Baillarger, mais aussi les premiers penseurs d’une médecine mentale sociale. Grâce à lui, la psychiatrie devient une spécialité à part entière, dotée d’un langage, d’une doctrine, et d’un statut scientifique reconnu.
2. Une figure ambivalente
Esquirol est-il un bienfaiteur des aliénés ou l’organisateur d’un système d’enfermement disciplinaire ? La question divise les historiens. Il est indéniable qu’il a contribué à améliorer les conditions de vie des malades, à imposer des normes médicales et à professionnaliser les pratiques. Mais il a aussi légitimé un pouvoir médical sur la liberté individuelle, dans un cadre fortement hiérarchisé et souvent autoritaire.
Son héritage est donc ambivalent : humaniste dans son éthique, disciplinant dans sa structure. Il incarne les tensions fondatrices de la psychiatrie moderne entre soin et contrôle, émancipation et normalisation.
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Conclusion
Jean-Étienne Esquirol fut bien plus qu’un héritier de Pinel. Il fut le fondateur d’un système médical, institutionnel et législatif qui a durablement façonné la psychiatrie française. Par son travail clinique, sa rigueur théorique, son sens de l’organisation et son engagement politique, il a permis de faire de la médecine mentale un champ reconnu et structuré.
Mais cette reconnaissance s’est faite au prix d’une normalisation du soin, qui soulève encore aujourd’hui des interrogations éthiques. Esquirol demeure ainsi une figure fondatrice et problématique : celle d’un médecin à la fois réformateur et législateur, bienveillant et autoritaire, dont l’œuvre continue d’influencer notre manière de penser la folie, le soin et la liberté.
Sources bibliographiques :
Esquirol, J.-E.-D. (1838). Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal (Tomes I & II). Paris : J.-B. Baillière.
Pinel, P. (1801). Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie. Paris : Richard, Caille et Ravier.
Foucault, M. (1961). Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Plon.
Goldstein, J. (1987). Console and Classify: The French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century. Cambridge: Cambridge University Press.
Postel, J., & Quétel, C. (1983). Nouvelle histoire de la psychiatrie. Paris : Dunod.
Quétel, C. (1992). Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours. Paris : Tallandier.
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Berrios, G. E. (1996). The History of Mental Symptoms: Descriptive Psychopathology since the Nineteenth Century. Cambridge: Cambridge University Press.
Doron, C.-O. (2008). La politique des fous : Esquirol et la loi de 1838. Revue d’histoire des sciences humaines, 18(1), 35–58. https://doi.org/10.3917/rhsh.018.0035
Micale, M. S. (1995). Approaching Hysteria: Disease and Its Interpretations. Princeton, NJ: Princeton University Press. (Pour une perspective critique sur la psychiatrie du XIXe siècle)