Les modèles de Claude Monet : visages et présences derrière l’impressionnisme
Claude Monet (1840–1926) est d’abord reconnu comme le peintre de la lumière et des séries paysagères — les meules, les cathédrales, les Nymphéas — mais la figure humaine traverse toute sa carrière, surtout durant ses années de formation et sa période argenteuillaise puis vétheuilloise. Les modèles qui posèrent pour lui — amantes, épouses, enfants, amis, modèles professionnels — sont à la fois des présences biographiques et des pivots formels : ils offrent à Monet des motifs pour éprouver la couleur, le plein air et la composition. Cet article propose une lecture à la fois biographique et plastique : qui furent ces modèles, comment Monet les utilisa (technique, mises en scène) et quel rôle ils tiennent dans la trajectoire artistique du peintre.
Le rapport de Monet au modèle : usages et enjeux
Monet aborde la figure humaine selon des modalités différentes selon les moments de sa vie. Lors de ses débuts il travaille en atelier, dessine et peint des portraits ou des scènes où le nu et le vêtement sont étudiés pour leur rendu chromatique ; par la suite, il transpose beaucoup de ses expériences figuratives dans le plein air (Argenteuil) ou dans l’intimité familiale (Vétheuil, Giverny). Le modèle sert alors moins à construire un portrait psychologique qu’à capter un effet de lumière, une attitude momentanée, un équilibre chromatique — d’où la prégnance du geste, de la silhouette et du vêtement dans ses compositions (on le voit clairement dans des toiles de grande dimension comme Femmes au jardin).
Camille Doncieux : muse première et figure récurrente
Camille Doncieux (1847–1879) fut d’abord modèle, puis compagne et enfin épouse de Monet. Elle apparaît comme la figure la plus importante de ses années formatrices : Monet la représente à de multiples reprises — en robe de ville, au jardin, dans des compositions plus intimistes, et enfin sur son lit de mort. L’un des exemples les plus célèbres est la grande toile connue sous le titre Camille ou La femme en robe verte (1866), où Monet met en scène Camille dans une mise en valeur quasi « fashion » du costume ; le tableau appartient aujourd’hui aux collections de la Kunsthalle Bremen.
Un autre jalon essentiel est Femmes au jardin, œuvre monumentale commencée en 1866 dans laquelle Monet fait poser Camille pour plusieurs figures ; il dut peindre une large toile en plein air (technique et contrainte notable : il aménagea un dispositif permettant de travailler la partie supérieure du grand format) et, malgré l’échec critique initial, le tableau constitue une étape décisive dans l’affirmation du projet impressionniste.
La dernière image de Camille peinte par Monet, Camille sur son lit de mort (1879), est une œuvre profondément intime et tragique, aujourd’hui au Musée d’Orsay : elle rappelle que le modèle fut aussi — tragiquement — le centre d’une expérience affective et artistique intense pour Monet.
Alice Hoschedé et la famille élargie : modèles et quotidien de Giverny
Après la mort de Camille, la vie familiale de Monet évolue : la rencontre (et la vie commune) avec Alice Hoschedé, puis le mariage (après le décès d’Ernest Hoschedé), donnent naissance à une vaste maisonnée recomposée qui fournit à Monet un répertoire documentaire continu de figures (Alice, les enfants Hoschedé, ses propres fils Jean et Michel). Alice apparaît dans plusieurs tableaux et photographies : elle assure la stabilité domestique qui permet à Monet de peindre longuement à Giverny, et les enfants deviennent des motifs récurrents dans ses scènes de jardin et ses intérieurs. Le basculement vers Giverny transforme progressivement le modèle humain : il s’inscrit désormais dans un décor horticole et devient souvent élément d’une composition paysagère plus large.
Amis, collègues et modèles professionnels : network et pratiques d’atelier
Monet a fréquenté, dès ses années à l’atelier de Charles Gleyre, un réseau d’artistes (Bazille, Renoir, Sisley) qui constitua un milieu propice aux échanges de modèles, de poses et d’idées. Ces relations se traduisent parfois par des présences réciproques dans les tableaux : on sait, par exemple, que les camarades s’entraidaient (achat d’œuvres, prêt d’appartement, pose pour des études). Par ailleurs Monet fit appel à des modèles professionnels pour des études de nu ou de pose académique au début de sa carrière ; mais, au fur et à mesure que son intérêt pour la lumière et le plein air croît, ce sont d’abord les proches qui servent de référence — les vêtements, les gestes quotidiens, la silhouette en extérieur. La figure devient ainsi un motif de recherche chromatique plus qu’un portrait psychologique.
Le rôle plastique des modèles dans l’œuvre de Monet
Les modèles remplissent chez Monet plusieurs fonctions artistiques :
• point d’ancrage narratif (poches familiales, scènes de genre) ;
• test pour la captation de la lumière sur la peau et les étoffes (les blancs des robes, les reflets, les ombres portées) ;
• prétexte pour expérimenter l’échelle (grand format pour Femmes au jardin) et la composition en plein air ;
• respiration humaine dans la progression vers les séries (les personnages ponctuent souvent les séries paysagères des années intermédiaires, avant la quasi-absence de la figure dans les grands cycles de fin de carrière).
Autrement dit, les modèles permettent à Monet d’articuler le travail sur la couleur, le motif et la répétition tout en conservant un lien autobiographique visible.
Études d’œuvres choisies (rapide commentaire)
Camille (La femme en robe verte), 1866 (Kunsthalle Bremen) : exemple d’un portrait de grande dimension issu de la pratique académique mais traité avec une ambition coloriste et une attention au vêtement qui annoncent la suite.
Femmes au jardin, 1866–1867 (Musée d’Orsay) : grande toile peinte en plein air, où les modèles (Camille pour plusieurs figures) servent à vérifier la manière dont la lumière frappe les étoffes blanches dans un sous-bois ; l’œuvre, refusée par le Salon en 1867, marque un tournant méthodologique.
Camille sur son lit de mort, 1879 (Musée d’Orsay) : tableau intime, post-mortem, qui témoigne d’une relation personnelle et d’une représentation du corps fragilisé ; Monet y précise une figuration plus sobre et émotive.
les modèles comme médiateurs entre vie et recherche picturale
Les modèles de Monet — et en premier lieu Camille, puis Alice et la famille recomposée — ne sont pas de simples «cobayes» picturaux : ils structurent la vie, assurent la permanence d’un motif et permettent l’expérimentation formelle. À la fois êtres aimés, compagnes de travail et repères visuels, ces modèles offrent une clé de lecture précieuse : Monet n’a jamais complètement abandonné la figure, mais il l’a intégrée à une quête plus vaste — celle d’un art de la perception où la présence humaine est appelée à dialoguer avec la nature et la lumière.
Sources bibliographiques :
Tucker, P. H. (1995). Claude Monet: Life & Art. New Haven, CT: Yale University Press.
House, J. (1986). Monet: Nature into Art. New Haven, CT: Yale University Press.
Wildenstein, D. (1996). Monet: Biographie et catalogue raisonné (Vols. I–IV). Lausanne/Paris: Fondation Wildenstein / Taschen.
Gedo, M. M. (2010). Monet and His Muse: Camille Monet in the Artist’s Life. Chicago: University of Chicago Press.
Musée d’Orsay. (n.d.). Femmes au jardin (Claude Monet). Consulté sur https://www.musee-orsay.fr/en/artworks/femmes-au-jardin-807.
Musée d’Orsay. (n.d.). Camille sur son lit de mort (Claude Monet). Consulté sur https://www.musee-orsay.fr/en/artworks/camille-sur-son-lit-de-mort-1291.
Kunsthalle Bremen / Museum Digital. (n.d.). Camille (Claude Monet), 1866 (La femme en robe verte). Consulté sur https://bremen.museum-digital.de/object/111.
Site officiel Fondation Claude Monet / Giverny. (n.d.). Biographie de Claude Monet et entourage familial. Consulté sur https://giverny.org/monet/biograph/.