Les modèles de Manet : entre intimité, modernité et scandale
Édouard Manet (1832–1883) occupe une position charnière dans la peinture française du XIXᵉ siècle. Son œuvre transforme les manières de représenter la figure humaine : loin du portrait académique et de l’illustration narrative, Manet met en scène des présences qui condensent la modernité — relations sociales, célébrité, lois du regard. Les modèles qui cherchent ou acceptent la pose chez lui ne sont pas de simples supports techniques : ils participent activement à la création d’images provocantes, ambivalentes, souvent destinées à interroger la morale, le public et l’institution. Cet article propose d’explorer qui furent ces modèles (famille, amies artistes, modèles professionnels, anonymes), comment Manet les utilisa plastiquement, et quelles furent les répercussions sociales et esthétiques de ces collaborations.
Le cercle intime : Suzanne Leenhoff, Léon Leenhoff, Berthe Morisot
Manet pratique d’emblée une peinture proche de son entourage. Suzanne Leenhoff, chanteuse hollandaise et compagne de Manet — qu’il épousera officieusement puis légalement — apparaît à plusieurs reprises, notamment dans des portraits intimes et des études de format réduit. Sa présence stabilise une part de la vie privée dans l’atelier et fournit à Manet un motif familier dont il explore les effets de la pose et du costume.
Léon Leenhoff, enfant élevé dans la famille (souvent présenté comme fils ou beau‑fils), figure également dans plusieurs compositions. Les portraits d’enfant permettent à Manet d’expérimenter la relation entre figure et espace et d’introduire une dimension affective et domestique dans son œuvre.
Berthe Morisot représente un cas exemplaire d’échange artiste–modèle. Peintre à part entière, amie proche de Manet et plus tard sa belle‑sœur, elle posa pour lui et il la peignit à plusieurs reprises. Leur relation témoigne d’une proximité intellectuelle : Morisot, en tant que femme artiste et modèle, incarne la porosité des rôles — elle est à la fois sujet étudié et praticienne de la peinture moderne. Son image dans les tableaux de Manet participe à l’élaboration d’un type féminin moderne, discret et pensif, différent des nus conventionnels.
Victorine Meurent : modèle célèbre, artiste oubliée et pivot des scandales
Aucune figure n’illustre mieux l’ambiguïté du rôle de modèle chez Manet que Victorine Meurent (1844–1927). Modèle professionnel, elle posa pour plusieurs œuvres majeures et controversées du peintre, dont Le Déjeuner sur l’herbe (1863) et Olympia (1863). Victorine apparaît dans ces tableaux non comme une figure académique idéalisée mais comme une femme de son temps, au regard frontal et à la présence autonome — qualité qui provoqua le scandale.
Dans Le Déjeuner sur l’herbe, la juxtaposition d’une femme nue, franche et regardant le spectateur, avec deux hommes vêtus, rompt les codes du nu allégorique et met en scène la modernité sociale : la femme n’est ni déifiée, ni dissimulée. Olympia porte plus loin cette posture : la déclamation du nu artistique est remplacée par une facture crue et réaliste ; la servante noire (connue sous le nom de Laure) renforce le contraste et la contemporanéité de la scène. Victorine, modèle et musicienne, fut aussi peintre, mais sa carrière fut longtemps occultée par son rôle de « muse ».
Modèles féminins peintres ou protégées : Eva Gonzalès, Jeanne (?), autres figures artistiques
D’autres femmes liées au milieu artistique posèrent pour Manet et participèrent au dialogue créatif : Eva Gonzalès (élève de Manet) posa et entretint une relation artistique avec lui ; Jeanne (plusieurs Jeanne ont été identifiées comme femmes du monde posant pour Manet) et d’autres modèles professionnelles travaillèrent dans plusieurs ateliers de Paris. Ces femmes apportent au peintre des présences familières — gestes appris, postures d’atelier — mais aussi des regards qui renvoient à la vie culturelle (théâtre, musique, café).
La particularité chez Manet est que certaines de ses modèles féminines étaient elles‑mêmes artistes : Berthe Morisot et Eva Gonzalès témoignent d’un écosystème où la pose devient aussi apprentissage et dialogue esthétique.
Les portraits d’hommes : Zola, Baudelaire, Léon et l’intellectuel moderne
Manet a aussi peint des hommes de son entourage culturel, qui acceptèrent la pose : Émile Zola (portrait de 1868), ami et défenseur, est un exemple paradigmatique du portrait d’écrivain‑intellectuel. Zola, représenté en buste et en costume, devient l’illustration d’un soutien critique et d’une solidarité de pensée avec la peinture moderne.
D’autres figures littéraires ou artistiques croisent l’atelier : certains artistes, comédiens ou cénacles posent pour Manet, et, par leur image, le tableau participe d’un réseau social où la pose scelle une relation professionnelle et amicale.
Les modèles anonymes et la capture du « moderne » social
Au‑delà des grandes figures, Manet fait poser de nombreux anonymes — domestiques, musiciens, ouvriers, étudiants, garçons de café — que l’on retrouve dans des scènes de genre, intérieurs et motifs urbains. Ces silhouettes traduisent l’intérêt de Manet pour la vie contemporaine : il capte la présence des flâneurs, des travailleurs et des marginaux. Par ce recours au modèle anonyme, Manet inscrit la peinture dans une économie du réel : il privilégie l’intensité du regard et la posture sur l’anecdote psychologique.
Dans des tableaux comme Le Faucheur, Le Fifre ou certains portraits de Café‑Concert, la neutralité psychologique du visage laisse place à un traitement plastique où la silhouette et les aplats chromatiques régissent l’effet.
Mise en scène et stratégie picturale : poser pour choquer, pour affirmer une modernité
Manet utilise le modèle comme instrument plastique et comme enjeu public. Il met volontairement en tension la ressemblance et la stylisation : ses nus ne sont pas des exercices d’anatomie idéalisée mais des confrontations au regard public ; ses portraits ne cherchent pas l’illusion psychologique totale mais l’affirmation d’une présence singulière.
Deux procédés reviennent : l’« affrontement » frontal (le regard direct du modèle vers le spectateur, générateur d’inconfort ou de prise de conscience) et la juxtaposition de registres vestimentaires (le nu face au costume moderne), qui suscitent la réflexion sur les conventions sociales. La pose devient ainsi performative : accepter de poser pour Manet, c’est parfois accepter d’être instrument d’un questionnement esthétique et social.
Conséquences sociales et esthétiques : scandale, appropriation, autonomisation des modèles
Les tableaux qui mettent en scène ces modèles eurent des retombées politiques et morales immédiates. Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia furent l’objet d’hostilité au Salon ou du public, et les modèles — notamment Victorine Meurent — durent supporter une visibilité ambivalente. Le rôle du modèle professionnel était parfois stigmatisé, même quand il était artiste lui‑même.
À l’inverse, la pose pour Manet ouvrit des possibilités d’autonomisation. Berthe Morisot et Eva Gonzalès poursuivirent des carrières indépendantes ; Victorine Meurent devint peintre bien que sa reconnaissance resta tardive. Par ailleurs, les portraits d’intellectuels (Zola) affichèrent publiquement la coalition entre critique et création.
Héritage : les modèles de Manet dans l’histoire de l’art moderne
Le recours de Manet aux modèles a contribué à redéfinir la figure dans la peinture moderne : il a montré que la présence humaine pouvait être à la fois motif plastique, question sociale et enjeu de regard. Les ruptures formelles opérées autour de la pose, de l’éclairage et de l’échelle ont influencé l’impressionnisme (qui reprend le motif vivant en plein air), le symbolisme (qui gardera la pose allégorique) et les avant‑gardes du XXᵉ siècle (qui hériteront de l’idée que le sujet peint porte un sens social).
Conclusion
Les modèles de Manet forment un ensemble hétérogène — compagnes, amies peintres, modèles professionnels, anonymes, hommes de lettres — qui permettent d’appréhender l’art du peintre sous l’angle relationnel autant que formel. Poser pour Manet pouvait signifier servir une recherche plastique, accepter une exposition sociale, ou se trouver au centre d’un scandale. Mais au‑delà de la polémique, ces collaborations ont enrichi la peinture moderne en faisant de la figure un lieu d’expérience nouvelle : présence, regard et tempsHistoriquement, les modèles dessinent un réseau de soutien réciproque entre créateurs et spectateurs, et attestent de la modernité d’une peinture soucieuse du monde contemporain.
Sources bibliographiques :
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