Histoires de Paris

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Histoires d'art

Paul Guillaume, modèle de peintres : Le visage du marchand dans l’avant-garde

Paul Guillaume (1891–1934) est souvent présenté comme l’un des grands marchands d’art de la première moitié du XXe siècle. Découvreur de talents, passeur entre les avant-gardes françaises et internationales, il joue un rôle décisif dans la reconnaissance de Modigliani, Chirico, Derain, Utrillo, Soutine ou encore Laurencin. Mais il est aussi, chose plus rare, un modèle au sens littéral du terme : plusieurs artistes ont peint ou dessiné son portrait, contribuant à forger une image publique puissante, élégante, presque mythique. Loin d’être un simple homme d’affaires, Paul Guillaume apparaît comme un acteur de la scène artistique dont l’image participe pleinement du processus de valorisation de l’art moderne.

Dans cet article, nous étudierons la construction visuelle de Paul Guillaume en tant que modèle de peintres, en montrant comment ses portraits participent d’une mise en scène du marchand d’art moderne. Nous verrons comment, à travers la figuration de son corps, de ses gestes et de ses postures, se dessine une nouvelle figure : celle d’un intermédiaire charismatique entre les artistes, le public et le marché. Cette enquête iconographique, replacée dans le contexte des pratiques artistiques et commerciales du début du XXe siècle, permettra de mieux comprendre comment un marchand a pu devenir lui-même une image d’art.

Un visage public : le marchand d’art comme personnage

Paul Guillaume ne fut pas seulement un promoteur d’artistes, mais un véritable créateur de réseaux. Formé dans le sillage d’Apollinaire, il se fait connaître très tôt comme le représentant de l’art nouveau, aussi bien dans les cercles littéraires que dans les salons parisiens. Très soucieux de son apparence, il se construit un style reconnaissable : fine moustache, cheveux soigneusement coiffés, costume sur mesure, monocle parfois. Il pose volontiers pour les photographes et accepte de devenir le sujet des artistes qu’il représente.

Il comprend mieux que quiconque que la diffusion d’une image forte, incarnée et séduisante peut participer à son autorité dans le champ de l’art. Son nom circule dans les revues, ses expositions sont couvertes par la presse. Son corps devient lui-même un lieu de médiation artistique : une présence publique, une figure à la fois esthétique et institutionnelle.

C’est dans ce contexte que ses portraits peints prennent tout leur sens : ils ne sont pas des hommages postérieurs, mais des actes contemporains de mise en scène.

Le portrait comme stratégie : entre image de soi et image de l’art

Modigliani : la silhouette de l’élégance moderne

Le portrait le plus célèbre de Paul Guillaume est sans conteste celui réalisé par Amedeo Modigliani en 1915. Dans une posture hiératique, vêtu d’un costume noir, il incarne une forme de modernité à la fois élégante et distante. Modigliani accentue la verticalité de la silhouette, allonge les traits, vide les yeux : l’effet est à la fois sophistiqué et énigmatique.

Ce portrait n’est pas seulement le témoignage d’une relation professionnelle, mais une construction mutuelle d’image : Guillaume affirme son statut de découvreur de talents en étant peint par l’un des artistes les plus prometteurs du moment ; Modigliani, en retour, donne à son marchand un visage qui contribue à forger le mythe de l’avant-garde.

L’œuvre, aujourd’hui conservée à la National Gallery of Art (Washington), participe d’un dialogue visuel entre art et commerce, où chacun tire profit de la mise en visibilité de l’autre.

Chirico : le marchand dans l’espace métaphysique

Entre Paul Guillaume et Giorgio de Chirico s’établit une relation de confiance. Le peintre, en exil à Paris, trouve chez lui un soutien précieux. Dans les portraits que Chirico réalise, Paul Guillaume est souvent représenté dans un intérieur silencieux, presque irréel, peuplé d’objets symboliques et de colonnes antiques. Son visage reste identifiable, mais son image est intégrée à un univers onirique.

Le marchand devient une figure d’autorité intemporelle, une sorte de prince de la peinture moderne, entre archéologue, philosophe et mécène. Chirico ne cherche pas la ressemblance, mais une allégorie du rôle du marchand : celui qui veille sur les formes et les œuvres, dans une posture presque sacrée.

Une figure construite par la photographie et les arts graphiques

Outre la peinture, Paul Guillaume se met en scène dans de nombreuses photographies : dans ses galeries, devant des tableaux, avec des artistes ou écrivains. On le voit parfois aux côtés d’Apollinaire, parfois avec son épouse Domenica, dans des poses étudiées. Ces clichés renforcent l’image d’un homme au centre des circulations artistiques.

Les photographes comme Brassaï ou Man Ray contribuent à cette construction. Man Ray notamment le photographie en 1924 dans une pose rigide, presque sculpturale, accentuant son profil et son allure de dandy.

Parallèlement, des artistes comme André Derain ou Marie Laurencin livrent des portraits dessinés ou peints plus sobres, souvent destinés à figurer dans des brochures, catalogues ou albums promotionnels. La représentation de Paul Guillaume devient un support de communication, au même titre que les textes d’Apollinaire ou ses propres préfaces.

Une image pérenne : du portrait à l’icône

Après sa mort prématurée en 1934, Paul Guillaume devient une figure mythique. Le musée de l’Orangerie, enrichi grâce à la collection qu’il avait constituée avec son épouse, expose encore les œuvres des artistes qu’il avait soutenus. Dans les publications sur Modigliani, Chirico ou Soutine, son nom revient comme une constante.

Son visage, fixé par la peinture, traverse le siècle. Il devient, dans l’histoire de l’art, l’incarnation du marchand moderne, tout comme Ambroise Vollard l’avait été avant lui. Mais là où Vollard fut peint dans la bonhomie et la densité charnelle, Paul Guillaume est plutôt une silhouette élancée, un regard, une allure – un homme du mouvement, plus que de la matière.

Paul Guillaume fut sans doute l’un des premiers marchands à comprendre que son image personnelle pouvait devenir un instrument stratégique dans le monde de l’art. À travers les portraits qu’il commande ou accepte, il élabore une figure de médiateur, de passeur, mais aussi de protagoniste. Ces œuvres ne sont pas des accessoires : elles participent pleinement à la construction de son autorité.

En devenant modèle de peintres, il prend place dans le récit visuel de l’art moderne. Son visage, son corps, ses gestes deviennent les signes d’un rôle nouveau dans l’histoire artistique : celui de l’homme qui rend possible l’émergence d’une esthétique, en l’incarnant, en la mettant en scène, en la faisant circuler.

Sources bibliographiques :

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Cabanne, P. (1986). Le marchand d’art : Paul Guillaume et ses artistes. Paris : Éditions Denoël.

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Rosenblum, R., & Cogeval, G. (2004). Modigliani et son temps. Paris : Gallimard / Réunion des musées nationaux.

Cogeval, G. (1997). Paul Guillaume et les avant-gardes. Revue de l’Art, (118), 9–19. https://doi.org/10.3406/rvart.1997.348800

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Ray, M. (1963). Self Portrait. Boston : Little, Brown and Company.

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