Histoires de Paris

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Repères

Le prix de  l’octroi : Estimation des impôts à payer aux portes de Paris au XIXe siècle

Avant d’entrer dans Paris, toute marchandise était inspectée, pesée, mesurée, taxée. Ce système, longtemps contesté, s’appelait l’octroi. Il a structuré pendant plus d’un siècle la fiscalité municipale parisienne, en mettant à contribution les denrées consommées dans la ville. Loin d’être un simple prélèvement arbitraire, l’octroi reposait sur des règles précises d’évaluation et de tarification. Quelles marchandises étaient concernées ? Comment en estimait-on la valeur ? Quels montants étaient demandés aux marchands ou producteurs ? Cet article propose de plonger au cœur de ce mécanisme fiscal, à la croisée de l’économie, de l’administration et de la vie quotidienne.

Une fiscalité fondée sur la consommation urbaine

L’octroi était une taxe indirecte, levée à l’entrée des villes sur les marchandises destinées à y être consommées. À Paris, ce prélèvement prenait une importance toute particulière : il représentait au XIXe siècle plus de 30 % des recettes municipales. L’objectif était de financer les services publics urbains : éclairage, voirie, hôpitaux, assistance, sécurité.

À la différence de l’impôt sur le revenu ou sur la propriété, l’octroi ne tenait pas compte de la richesse du contribuable, mais de la nature des produits qu’il transportait. Il fonctionnait selon un principe simple : « qui consomme paie ». En ce sens, il frappait de manière universelle, bien que souvent injuste dans ses effets sociaux.

Les bases de l’estimation : nature, poids, volume, provenance

Le montant de la taxe dépendait de plusieurs critères :

1. La nature du produit

Chaque denrée faisait l’objet d’une classification précise. Les produits alimentaires de base — vin, viande, pain, farine — étaient les plus lourdement taxés, car ils représentaient la consommation quotidienne des Parisiens. Les combustibles (charbon, bois), les matériaux (plâtre, pierre), et certains produits manufacturés (savon, bougies) entraient aussi dans le champ de l’octroi.

2. Le mode de mesure

Selon les produits, l’estimation reposait sur :

• Le poids : pour le charbon, la farine, les légumes, les fruits.

• Le volume : pour les liquides comme le vin ou l’alcool, mesurés en litres ou en hectolitres.

• Le comptage unitaire : pour les animaux (vaches, porcs, volailles), ou certains objets (sacs, fagots, barriques).

3. La provenance

La fiscalité variait selon que les produits venaient de l’extérieur ou de l’intérieur du département de la Seine. Le vin par exemple était moins taxé s’il provenait de l’Île-de-France. Cette différenciation visait à encourager les circuits courts, mais créait aussi des conflits entre producteurs.

Documents, tarifs et outils du calcul

Le fonctionnement de l’octroi reposait sur une infrastructure administrative complexe :

1. Le tarif général de l’octroi

Ce document listait, pour chaque produit, le montant exact à percevoir par unité de mesure. Révisé régulièrement, il était affiché dans les bureaux de perception aux barrières, permettant aux usagers de consulter les montants exigés.

Exemple :

• Vin rouge : 16,60 F par hectolitre

• Farine : 1,25 F par 100 kg

• Beurre : 5,30 F par quintal

2. Les déclarations et les contrôles

Les marchands devaient remplir une déclaration de chargement, que les agents vérifiaient à la barrière. Ils pouvaient contrôler le poids à l’aide de grandes balances, jauger les liquides dans des cuves étalonnées, voire compter les objets ou bêtes transportés.

3. Paiement et quittance

Une fois le montant calculé, l’octroi était acquitté en numéraire. Le contribuable recevait une quittance, preuve de paiement à présenter en cas de contrôle ultérieur dans la ville.

Études de cas : combien coûtait l’octroi ?

1. Un marchand de vin

Un tonnelier qui apporte 5 barriques de vin (250 litres) devait payer environ 41,50 francs. Un montant significatif, parfois supérieur au prix de la production elle-même.

2. Un meunier livrant de la farine

Pour 300 kg de farine, la taxe s’élevait à 3,75 francs. Cette somme était souvent répercutée sur le prix du pain vendu en boulangerie.

3. Une livraison de charbon

Un marchand transportant 1 000 kg de charbon devait s’acquitter de 2,40 francs d’octroi.

Ces chiffres permettent de comprendre que, pour un Parisien ordinaire, une partie non négligeable du prix des biens de consommation correspondait en réalité à l’impôt municipal.

Fraudes, conflits et contestations

Ce système, bien rôdé, n’en était pas moins contourné. Les fraudes étaient multiples : fausses déclarations, passages clandestins hors des barrières, sous-dimensionnement des cargaisons. Des brigades mobiles étaient chargées de traquer les contrevenants.

Certaines contestations donnaient lieu à des saisies, voire à des procès. Il existait un système de recours auprès de l’administration municipale. Les commerçants de certains secteurs (bouchers, boulangers) se plaignaient régulièrement de tarifs jugés trop élevés, ou inéquitables.

La disparition de l’octroi

Les critiques s’amplifièrent au tournant du XXe siècle : l’octroi était accusé de pénaliser les plus pauvres, d’encourager les hausses de prix et de freiner les échanges. Des réformes furent tentées, sans succès immédiat.

Le système fut finalement supprimé à Paris en 1943, remplacé par des prélèvements indirects d’État (notamment la TVA après 1954), puis par des formes de fiscalité locale plus modernes. Toutefois, l’octroi a profondément marqué la culture fiscale française : son principe — taxer ce qui entre dans un territoire — reste actif, par exemple dans les zones franches ou les droits de douane.

Conclusion

Estimer le montant des taxes de l’octroi, c’était entrer dans une mécanique complexe, fine, mais rigide. Les tarifs, les mesures, les bordereaux, les balances formaient l’armature d’un système fiscal ancien, mais redoutablement efficace. À travers ces pratiques, c’est tout un art de gouverner la ville qui se donnait à voir : un Paris cloisonné, pesé, tarifé… mais aussi financé par ceux-là mêmes qui l’alimentaient.

Sources bibliographiques :

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Laurent, B. (2010). L’octroi de Paris : fiscalité, circulation et espace urbain (1789–1943) [Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne].

Ministère de l’Intérieur. (1853). Tarif général de l’octroi municipal de Paris. Paris : Imprimerie impériale.

Noiriel, G. (2001). Les origines républicaines de Vichy (1870–1940). Paris : Hachette.

Robert, J.-L. (Dir.). (1992). La ville au XIXe siècle. Paris : Seuil.

Vigier, P. (1970). La monarchie de Juillet. Paris : Armand Colin.

Archives de la Ville de Paris, sous-série D1P (Octrois et régies municipales).

Annales du Conseil Municipal de Paris (disponibles sur Gallica ou aux Archives de Paris).