Histoires de Paris

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Histoires au détour d'une rue

Le puits artésien de Passy (1855) : continuité scientifique et rupture politique dans la conquête des eaux souterraines à Paris

Au milieu du XIXe siècle, Paris connaît une transformation urbaine sans précédent. L’explosion démographique, les préoccupations sanitaires croissantes et les ambitions du Second Empire exigent une réforme profonde de l’approvisionnement en eau. Après le succès spectaculaire du puits artésien de Grenelle, foré entre 1833 et 1841 sous la direction de Louis-Georges Mulot, les ingénieurs cherchent à étendre cette source « gratuite et inépuisable » à d’autres quartiers de la capitale. Le puits artésien de Passy, foré en 1855, incarne cette deuxième étape décisive de la conquête de l’eau souterraine. Moins connu que Grenelle, il n’en représente pas moins une avancée décisive dans la gestion rationnelle des ressources hydrauliques urbaines.

Genèse d’un second grand puits artésien parisien

Le choix du site de Passy : des critères techniques et stratégiques

Le quartier de Passy, en forte croissance démographique, se situe sur un plateau calcaire au sous-sol prometteur. Les ingénieurs savent désormais, grâce à Grenelle, que la nappe de l’Albien est une ressource abondante, logée à plus de 500 mètres sous la surface. Sa profondeur et la pression qu’elle renferme assurent une remontée naturelle de l’eau, sans besoin de pompage.

Le site est donc sélectionné non seulement pour sa géologie favorable, mais aussi pour des raisons sociales et symboliques : Passy est un quartier résidentiel huppé, et y faire jaillir une eau pure renforce le prestige de la politique impériale d’assainissement.

L’implication d’Eugène Belgrand : vers une gestion systémique de l’eau

Ingénieur en chef du service des eaux de Paris, Belgrand défend une vision nouvelle. Contrairement à Mulot, technicien autodidacte, Belgrand est polytechnicien et s’inscrit dans une approche systémique. Son objectif n’est pas simplement d’ouvrir une source mais de constituer un véritable réseau hydraulique urbain.

Dans ses mémoires et rapports, il décrit le puits de Passy non comme une fin en soi, mais comme une composante d’une politique d’ensemble, combinant sources, rivières captées, réservoirs et puits artésiens.

Une réussite technique éclair

Un forage plus rapide, une maîtrise accrue

Les travaux commencent en 1855. Forts de l’expérience de Grenelle, les ingénieurs évitent les longues interruptions dues à l’effondrement des parois. Les techniques de cuvelage se sont améliorées, et les sondages préalables permettent une meilleure anticipation des couches géologiques.

La profondeur atteinte — environ 582 mètres — est similaire à celle de Grenelle, mais les travaux sont achevés en à peine deux ans, preuve d’un progrès technique significatif.

Caractéristiques du jaillissement

Le 20 juin 1857, l’eau jaillit. Son débit est estimé à plus de 6 000 m³ par jour. Elle est tiède, limpide, pauvre en bactéries : une eau précieuse pour l’alimentation des fontaines, l’arrosage des jardins et les bains publics.

L’eau du puits de Passy s’avère également stable dans le temps, ce qui rassure les autorités : la nappe profonde paraît en effet inépuisable — une illusion entretenue par la méconnaissance de sa lente régénération.

Intégration et réception du puits de Passy

Une intégration dans le réseau hydraulique parisien

Contrairement à Grenelle, isolé, le puits de Passy est relié dès le départ à des réservoirs et à des canalisations urbaines. Il sert à alimenter plusieurs fontaines et bornes fontaines du XVIe arrondissement. Il est également utilisé pour alimenter un lavoir et certains établissements thermaux.

L’eau du puits est réputée agréable à boire et hygiénique, ce qui renforce la confiance du public. Elle n’est toutefois pas utilisée pour la consommation généralisée, car la priorité reste aux sources captées plus superficielles (comme la Dhuis ou la Vanne).

Réception publique et politique

La presse accueille favorablement ce succès. La Revue des Deux Mondes, Le Moniteur Universel, La Presse : tous saluent un exemple de progrès maîtrisé. La rhétorique change : là où Grenelle était un prodige, Passy est un aboutissement. C’est la preuve que Paris peut gouverner ses ressources souterraines.

Cette réussite s’inscrit dans le projet haussmannien de rationalisation urbaine : hygiène, ordre, prévoyance.

Héritage, oubli et redécouverte

Le déclin discret du puits

Au fil du XXe siècle, le puits est progressivement mis hors service. D’autres sources prennent le relais, les forages s’équipent de pompes, et les nappes profondes suscitent des craintes de surexploitation.

La tête du puits disparaît du paysage urbain. Le souvenir de Passy s’efface, sauf dans les rapports techniques.

Vers une patrimonialisation de l’eau souterraine ?

Depuis le début du XXIe siècle, les historiens des techniques, les urbanistes et les citoyens redécouvrent l’histoire des puits artésiens. À l’heure où la résilience urbaine et l’autonomie hydrique redeviennent des enjeux majeurs, ces anciens ouvrages apparaissent comme autant de pistes de réflexion.

Le puits de Passy pourrait ainsi être valorisé par une signalétique urbaine, un QR code patrimonial, ou intégré dans une carte interactive des puits artésiens parisiens.

Conclusion

Le puits artésien de Passy incarne le passage d’un Paris émerveillé par l’exploit technique (Grenelle) à un Paris gestionnaire, planificateur, et résolument moderne. Il traduit un changement d’échelle, où l’eau souterraine cesse d’être un miracle pour devenir une ressource pensée dans le cadre d’une politique d’aménagement global. Redonner une visibilité à ces ouvrages, c’est aussi réinterroger notre rapport à la nature, à la technique et à la mémoire des infrastructures invisibles.

Sources bibliographiques :

Belgrand, E. (1862). Les eaux de la ville de Paris. Tome I : Eau potable. Paris : Imprimerie Impériale.

Belgrand, E. (1872). Les eaux de la ville de Paris. Tome II : Eau de source et eau de rivière. Paris : Imprimerie Nationale.

Chesnel, A. (1859). Les grandes fontaines de Paris, leurs origines, leur histoire, leurs travaux. Paris : Garnier frères.

Dupuy, G. (1991). L’eau en France : Pour une gestion durable. Paris : La Documentation française.

Fressoz, J.-B. (2012). L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique. Paris : Seuil.

Goubert, J.-P. (1986). La conquête de l’eau. L’avènement de la santé à l’âge industriel. Paris : Robert Laffont.

Lemoine, B. (2003). Les ingénieurs du corps urbain : les ponts et chaussées au XIXe siècle. Paris : Éditions de l’ENPC.

Loyer, F. (1994). Paris XIXe siècle : L’immeuble et la rue. Paris : Hazan.

Mulot, L.-G. (1845). Notice sur le puits artésien de Grenelle. Paris : Imprimerie de Carilian-Gœury.

Nègre, V. (2006). L’art de l’ingénieur au siècle des Lumières : les ponts et chaussées, XVIIe–XIXe siècles. Paris : Éditions Parenthèses.

Outram, D. (1995). The Body and the French Revolution: Sex, Class and Political Culture. New Haven : Yale University Press.

Tissot, L. (1995). Naissance d’un service public : l’eau potable en France au XIXe siècle. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.