Théodore Duret, collectionneur modèle : un esthète au cœur de la modernité picturale
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I. Un critique engagé et un collectionneur d’avant-garde
Figure centrale de la scène artistique parisienne de la seconde moitié du XIXe siècle, Théodore Duret (1838–1927) incarne un type nouveau de collectionneur : celui qui fait corps avec les avant-gardes, les défend, les écrit, les incarne. Venu du journalisme politique, républicain convaincu, il fréquente les milieux anticléricaux et libéraux. Son engagement intellectuel le conduit à rejeter les institutions conservatrices, y compris dans le domaine artistique. Dès les années 1860, il prend la défense de Courbet, dont il devient proche, et s’oppose à la peinture académique.
La collection qu’il commence à constituer à cette époque, faite d’acquisitions personnelles et de dons d’amis peintres, reflète une sensibilité radicalement tournée vers la modernité. Il y réunit des œuvres de Manet, Monet, Pissarro, Cézanne, Degas, Whistler. Il n’achète pas seulement : il soutient, il écrit, il légitime. Son Histoire des peintres impressionnistes (1878), rééditée plusieurs fois, est un manifeste autant qu’un texte critique. Son goût audacieux, sa plume engagée, sa présence fidèle dans les ateliers comme dans les salons alternatifs font de lui bien plus qu’un collectionneur : un acteur de premier plan dans la construction de la modernité artistique.
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II. Le corps critique : Duret comme figure incarnée dans la peinture
Ce rôle central dans le monde de l’art, Théodore Duret ne le joue pas uniquement par ses écrits ou ses acquisitions : il l’incarne aussi littéralement, en posant pour plusieurs peintres de renom. Manet le peint en 1868, en pied, dans un portrait aujourd’hui au musée du Petit Palais : costume sombre, posture assurée, visage fermé, regard direct. Renoir, en 1879, offre une version plus détendue et lumineuse, où le critique semble absorbé dans la conversation. Fantin-Latour le représente également dans ses tableaux de groupe, entouré de peintres et de poètes.
Ces portraits sont bien plus que des hommages : ils participent à une forme de reconnaissance mutuelle entre artistes et critique. Duret devient l’image même du soutien éclairé, du passeur d’idées et d’esthétique. Son corps entre dans la peinture au même titre que ses textes entrent dans l’histoire de l’art. Le critique n’est plus en dehors de la toile : il en devient sujet, parfois même complice, voire double du peintre. Ces portraits valorisent une connivence esthétique et intellectuelle qui est aussi un acte politique : donner un visage à la critique moderne, et l’ériger en figure visible et respectable.
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III. Le collectionneur modèle : entre esthétique et politique
Duret ne collectionne pas pour décorer ses murs ni pour spéculer. Sa démarche est militante. À une époque où les impressionnistes peinent à vendre, il achète, parfois contre l’avis du marché. Il revendique cette posture d’acheteur engagé, dans un dialogue constant avec les artistes eux-mêmes. Il commente ses acquisitions, les prête pour des expositions, les défend dans ses publications. Sa collection devient un espace privé de légitimation publique.
Il joue aussi un rôle de médiateur entre les peintres et les marchands, entre les artistes et les institutions. Il introduit des œuvres dans les collections étrangères, il participe à des jurys, il conseille des amateurs éclairés. Sa correspondance révèle l’ampleur de ses réseaux et de son influence. Son regard – critique, collectionneur, ami – est sollicité, respecté, recherché. Il est à la fois relais et repère.
Après sa mort, ses tableaux circulent. Certains sont légués à des musées, d’autres vendus aux enchères. Mais l’unité intellectuelle de la collection – cette cohérence visionnaire – marque durablement le goût du XXe siècle. Elle préfigure la figure du collectionneur moderne, que d’autres suivront : actif, engagé, visible, et en prise avec la création vivante.
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Conclusion
Théodore Duret est un modèle de collectionneur au double sens du terme : modèle pour les peintres, qui ont saisi sa figure comme celle d’un allié essentiel, et modèle pour les collectionneurs à venir, qui verront en lui un type nouveau d’acteur esthétique et politique. Ni mécène désincarné, ni spéculateur mondain, il incarne une figure rare : celle d’un intellectuel engagé dans l’art avec tout son être – son esprit, sa plume et son image. Duret n’a pas simplement collectionné l’art moderne, il l’a porté, défendu, incarné.
Sources bibliographiques :
Baillais, J. (1993). Théodore Duret, critique d’art et collectionneur. Paris : L’Harmattan.
Cachin, F. (Ed.). (1985). Manet, 1832–1883. Paris : Réunion des Musées Nationaux.
Duret, T. (1878). Histoire des peintres impressionnistes. Paris : Charpentier.
Duret, T. (1902). Manet et l’évolution de la peinture. Paris : Bernheim-Jeune.
House, J. (1986). Impressionism: Paint and Politics. New Haven : Yale University Press.
Rewald, J. (1973). The History of Impressionism (4th ed.). New York : Museum of Modern Art.
Thomson, R. (2000). The Private Degas. Princeton : Princeton University Press.
Tinterow, G., & Loyrette, H. (1994). Origins of Impressionism. New York : Metropolitan Museum of Art.
Weisberg, G. P. (1992). The Independent Critic: Théodore Duret and the Making of Modern Art Criticism. In D. A. Rifkin (Ed.), Toward a Modern Art World (pp. 45–63). New York : Garland.

