Histoires de Paris

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Histoires de quartier

Contrôles de l’octroi au-delà des barrières : traque, surveillances et fraudes

Immersion : Gare de Paris-Lyon, un matin d’octobre 1887

Une légère brume flotte encore sur les verrières de la gare de Lyon. Il est un peu plus de sept heures du matin, et déjà, les cris des porteurs se mêlent au grincement des wagons que l’on décharge. Des caisses s’empilent sur les quais : fruits de Provence, vins d’Arbois, sacs de farine, paniers de volaille. Dans un ballet rodé, les commissionnaires s’affairent, les chevaux piaffent à l’attelage des charrettes de livraison.

À la sortie du quai n°2, deux hommes en uniforme bleu marine se tiennent droits sous la verrière. Ce sont des employés de l’octroi, affectés à la gare, reconnaissables à leur brassard et à leur carnet de constat. Le premier, un homme sec à la moustache taillée, fait signe à un jeune voiturier s’apprêtant à franchir le portique avec un tombereau chargé de tonneaux.

— « Du vin ? Vous avez le bordereau ? »

Le jeune homme tend un papier froissé. L’employé le lit attentivement, plisse les yeux.

— « Quatre barriques de 225 litres ? Il me semble qu’il y en a cinq sur votre charrette. »

Un bref silence. Le voiturier se trouble.

— « Il y en a une vide, monsieur… C’est pour le retour… »

— « Nous allons vérifier ça. Descendez, ouvrez-la. »

D’un geste méthodique, l’agent prend une sonde à vin, retire le bonde du tonneau, et y glisse la tige métallique. Liquide. Il hoche la tête, note l’infraction. Fraude sur les quantités.

Plus loin, un autre agent procède à la pesée d’un lot de légumes. Des paniers d’artichauts, de choux, de betteraves sont déposés sur une balance. Le poids total est comparé au bordereau remis à l’entrée par le transporteur. Un soupçon d’écart, quelques kilos, mais ici aussi, cela peut valoir un redressement, voire une saisie.

Derrière eux, dans un bureau vitré donnant sur les quais, un inspecteur de l’octroi consigne les irrégularités, transmet les rapports à la régie municipale, et décide du traitement à appliquer. Des amendes sont dressées, les marchandises frauduleuses retenues dans un entrepôt jouxtant la gare.

Le trafic ne s’interrompt pas. Les denrées affluent, les contrôles s’enchaînent. Les agents de l’octroi sont là non pour ralentir, mais pour tracer, vérifier, réguler. Dans cette gare, comme dans toutes les autres, l’impôt municipal veille sur les flux, discrètement mais fermement.

Introduction

Lorsque l’on évoque l’octroi de Paris, on pense immédiatement à ses barrières, ces bâtiments alignés sur le mur des Fermiers généraux, surveillant l’entrée des marchandises dans la capitale. Pourtant, cette image reste partielle : la fiscalité de l’octroi s’étendait bien au-delà des points de passage. Elle formait un véritable réseau de surveillance intérieure, mobile et adaptatif, destiné à limiter les fraudes, vérifier les déclarations et sécuriser les recettes municipales. Cet article explore ces rouages souvent ignorés, dévoilant l’existence d’un contrôle diffus au cœur même de Paris.

Un impôt territorial… mais mobile

L’octroi, impôt indirect prélevé sur les denrées entrant dans la ville, reposait sur une infrastructure frontalière : les barrières disposées sur le pourtour du mur des Fermiers généraux. Mais à mesure que la ville grandissait et que les flux se complexifiaient (rail, voies fluviales, marchés intramuros), il devint nécessaire de mettre en place des dispositifs de contrôle complémentaires. Car la simple perception aux portes ne suffisait pas à garantir la conformité des quantités déclarées, ni à empêcher les manœuvres de contournement ou de fraude.

Ainsi, l’octroi s’étendit dans l’espace et dans le temps, s’intéressant non seulement à l’entrée des produits, mais à leur stockage, leur transport secondaire, leur consommation, leur revente. Le contrôle se poursuivait donc au sein même de la capitale, dans les marchés, entrepôts, ports, gares, voire dans les lieux de production ou de transformation.

Les acteurs du contrôle intérieur : gabelous, vérificateurs et inspecteurs

Le fonctionnement de ce contrôle reposait sur des effectifs nombreux et spécialisés. À côté des agents des barrières (appelés « employés de l’octroi »), on trouvait :

• Les vérificateurs mobiles, chargés de patrouiller dans les rues, d’inspecter les véhicules suspects ou les chargements douteux.

• Les inspecteurs des marchés, affectés aux Halles, aux abattoirs, aux foires temporaires.

• Les agents des gares, à partir du milieu du XIXe siècle, pour vérifier les entrées par rail.

• Les brigades fluviales, opérant sur les quais de Seine pour surveiller le trafic de vin, de charbon ou de denrées coloniales.

Tous étaient dotés de droits spécifiques : inspection des marchandises, vérification des tickets d’octroi (sorte de récépissés), pouvoir de retenue temporaire des chargements, amendes.

Les lieux de contrôle sans barrière

Les marchés et halles

Lieu de vente, mais aussi de redistribution, les marchés parisiens faisaient l’objet d’un contrôle particulièrement vigilant. Les inspecteurs vérifiaient si les marchandises exposées avaient bien acquitté leur droit d’octroi. Des balances étaient installées pour re-peser les produits en cas de doute. Toute discordance entre poids déclaré à l’entrée et quantité vendue pouvait donner lieu à une amende ou une saisie.

Les entrepôts et commerces de gros

Les entrepôts de Bercy (pour le vin), de la Villette (pour la viande) ou les dépôts de denrées coloniales étaient sous surveillance permanente. Des registres d’entrée et de sortie y étaient maintenus, croisés avec ceux de l’octroi pour détecter les fausses déclarations.

Les gares et ports

L’arrivée du chemin de fer bouleversa la logistique fiscale. Dès les années 1850, des postes d’octroi furent installés dans les principales gares (Montparnasse, Lyon, Nord), avec des agents présents sur les quais. De même, le port fluvial devint un espace stratégique de contrôle. À Bercy ou aux abords de l’île Saint-Louis, les bateaux transportant vin, sucre ou charbon devaient se déclarer à l’octroi fluvial.

Lutter contre la fraude : un bras de fer permanent

Les pratiques frauduleuses

Les formes de fraude étaient multiples :

• Dissimulation de marchandises (dans les charrettes, sous des cargaisons légales),

• Fractionnement des livraisons pour passer sous le seuil taxable,

• Usage de faux tickets d’octroi,

• Sortie de produits par une barrière, puis revente intra-muros sans déclaration.

Le développement des transports compliquait le travail des contrôleurs, car la rapidité des flux rendait la vérification plus difficile.

La contre-fiscalité populaire

L’octroi était perçu comme injuste, notamment parce qu’il pesait sur les denrées de base (pain, vin, charbon). Il suscitait des stratégies collectives de contournement : complicités dans les quartiers, marchés noirs, réseaux de revente parallèles. L’État et la Ville répondaient par des sanctions, mais aussi par une professionnalisation croissante des agents, et un durcissement des contrôles.

Héritages et comparaisons : une surveillance encore familière ?

L’octroi fut aboli à Paris en 1943, mais son principe subsiste dans certaines formes de fiscalité indirecte : taxes sur les boissons, redevances douanières, contrôle sanitaire ou réglementaire des marchandises. La logique du contrôle fiscal post-frontière s’est perpétuée sous d’autres formes : inspecteurs vétérinaires, douanes intérieures, étiquetage obligatoire, fiscalité sur la circulation des marchandises.

On peut ainsi lire dans l’octroi parisien un précurseur de l’administration fiscale moderne, capable de suivre un produit bien au-delà de son entrée sur le territoire.

Conclusion

Souvent réduit à ses barrières monumentales, l’octroi de Paris fut en réalité un système de contrôle tentaculaire, impliquant une surveillance continue et invisible au cœur de la capitale. Ses agents traquaient la fraude dans les marchés, les gares et les entrepôts, faisant de l’octroi un impôt plus omniprésent qu’on ne l’imagine. Étudier ces modalités intérieures, c’est éclairer une histoire méconnue de la fiscalité urbaine, mais aussi interroger les continuités entre l’administration du passé et nos systèmes contemporains de régulation des flux économiques.

Sources bibliographiques :

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Dewerpe, A. (2004). Espionner les ouvriers : Une histoire de la surveillance des mineurs (1830–1980). Paris, France : La Découverte.

Gauthiez, B. (2000). Paris, ville antique, ville moderne : Archéologie du bâti urbain. Paris, France : CNRS Éditions.

Lemoine, B. (1994). La barrière de l’octroi et les enceintes de Paris. Revue d’histoire urbaine, 1(1), 25–40.

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Bibliothèque nationale de France. (n.d.). Gallica : Bibliothèque numérique. https://gallica.bnf.fr

Bibliothèque historique de la Ville de Paris. (n.d.). Plans de Paris et archives municipales. https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/