Histoires de Paris

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Repères

L’exploitation de l’octroi en fermage : entre fiscalité privée et contrôle municipal

Au cœur de la vie économique parisienne de l’Ancien Régime jusqu’au XIXe siècle, l’octroi fut un impôt incontournable : il frappait les denrées et marchandises entrant dans la ville, servant à financer les dépenses municipales, de l’entretien des voies publiques à l’approvisionnement en eau. Pendant longtemps, avant que la Ville ne reprenne la main sur sa perception, l’octroi fut exploité en fermage, c’est-à-dire confié à des opérateurs privés – les fermiers – contre le versement d’une redevance fixe. Ce système, bien qu’efficace pour garantir des recettes à court terme, soulevait de nombreuses questions sur l’équité, le contrôle et la souveraineté municipale. À travers cet article, il s’agit de comprendre comment le système de fermage de l’octroi a fonctionné à Paris, quelles en furent les limites, et pourquoi il fut finalement abandonné.

Le principe du fermage : logiques économiques et administratives

Un modèle hérité de l’Ancien Régime

Le fermage de l’octroi s’inscrit dans la tradition française des fermes fiscales, en particulier de la Ferme générale, institution chargée jusqu’à la Révolution de percevoir divers impôts indirects pour le compte de l’État. À l’échelle municipale, le même principe s’appliquait : une compagnie de fermiers achetait le droit de percevoir l’octroi auprès de la Ville pour une période déterminée (souvent six ans), en échange d’un loyer forfaitaire garanti. En retour, ces fermiers percevaient l’impôt auprès des commerçants ou des transporteurs, et conservaient l’éventuelle différence entre les recettes et la somme versée à la Ville.

Une formule sécurisante pour la municipalité

Pour les édiles municipaux, ce mode d’exploitation offrait des avantages certains. D’un point de vue budgétaire, il assurait une rente stable et prévisible, sans exiger d’organisation lourde ou coûteuse pour gérer les postes de perception, ni d’exposition directe au mécontentement des contribuables. À une époque où la comptabilité publique restait rudimentaire et où les structures administratives étaient limitées, confier l’octroi à des fermiers semblait une solution à la fois pragmatique et rentable.

Organisation et fonctionnement des compagnies fermières

Les fermiers de l’octroi pouvaient être des individus fortunés, mais plus souvent il s’agissait de syndicats ou de compagnies privées, qui se constituaient en association pour exploiter l’impôt. Leur personnel était chargé d’établir les droits dus aux barrières, de percevoir les sommes et de remettre des quittances. La gestion s’appuyait sur des bureaux administratifs, un personnel nombreux et des agents aux barrières d’octroi, souvent surveillés par des contrôleurs internes.

Une gestion sous tension : entre rentabilité et critiques sociales

Les incitations à l’excès

Le fermage plaçait les fermiers dans une position ambivalente : ils devaient à la fois honorer leurs engagements financiers vis-à-vis de la Ville et générer un bénéfice. Cela entraînait souvent une pression maximale sur les contribuables, notamment par des évaluations excessives des marchandises, des contrôles tatillons, et parfois des pratiques contestables (faux pesages, saisies abusives). La logique de rentabilité, poussée à l’extrême, pouvait engendrer des tensions avec la population.

Un système impopulaire assimilé à l’ancien régime fiscal

Dans l’opinion publique, le fermier d’octroi devint rapidement l’archétype du collecteur cupide, peu soucieux des intérêts communs. Le souvenir de la Ferme générale, honnie pour ses abus, pesait lourdement sur l’image des fermiers municipaux. Commerçants, cabaretiers et transporteurs, directement concernés, dénonçaient les excès de perception, mais aussi l’opacité du système. L’idée que des profits privés soient tirés d’un impôt frappant des biens de consommation populaires alimentait le rejet d’un système jugé injuste.

Des tentatives de contrôle municipal insuffisantes

La municipalité n’était pas aveugle aux abus possibles, et des clauses contractuelles précisaient les obligations des fermiers, ainsi que les conditions de résiliation. Néanmoins, le contrôle effectif restait difficile : la Ville dépendait des relevés transmis par les fermiers eux-mêmes, et les barrières d’octroi n’étaient pas en permanence surveillées. À cela s’ajoutait une certaine connivence sociale : les fermiers appartenaient souvent aux élites locales, entretenant des liens politiques avec les autorités.

La fin du fermage et le passage à la régie municipale

Un basculement révolutionnaire : suppression et renaissance

La Révolution française abolit en 1791 la Ferme générale et, par souci d’égalité et de transparence, supprima temporairement les octrois dans toute la France. Mais dès 1798, l’octroi fut rétabli à Paris, en raison des besoins financiers de la Ville. Cette fois, cependant, la décision fut prise de l’exploiter en régie directe, c’est-à-dire par une administration municipale autonome.

Le choix de la régie : une volonté d’indépendance fiscale

Ce passage à la régie directe marqua un tournant : il traduisait la montée en puissance des pouvoirs municipaux, soucieux de gérer directement leurs ressources et d’afficher un fonctionnement plus transparent. L’administration parisienne de l’octroi se dota alors de structures spécifiques, d’un personnel salarié (les receveurs, agents, contrôleurs) et d’une direction municipale. Ce choix fut perçu comme un geste politique fort, rompant avec les pratiques du passé.

Un modèle suivi par d’autres villes, mais pas toutes

Si Paris servit de modèle, d’autres communes françaises conservèrent un octroi en fermage jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le débat entre fermage et régie anima de nombreuses assemblées municipales, avec des arguments économiques (rentabilité, souplesse) opposés à des préoccupations morales et politiques (contrôle, équité). À terme, la tendance fut clairement à la municipalisation.

Conclusion

L’exploitation de l’octroi en fermage à Paris illustre une étape importante de l’histoire fiscale urbaine : celle d’un temps où la ville déléguait à des intérêts privés la collecte de l’impôt local le plus sensible. Si ce système offrait des garanties de revenu, il s’accompagnait d’abus et de méfiance populaire. L’abandon du fermage au profit de la régie directe, à la fin du XVIIIe siècle, marque ainsi l’affirmation du pouvoir municipal moderne, désireux de maîtriser ses ressources et de les gérer dans une logique plus démocratique et transparente. Ce tournant éclaire les fondements d’une fiscalité locale plus légitime, en rupture avec les logiques de l’Ancien Régime.

Immersion : Au passage de la barrière d’octroi, un jour de marché à Paris

Le soleil peine à percer une légère brume matinale lorsque la charrette grinçante d’un marchand de légumes approche lentement de la barrière d’octroi située sur l’une des principales voies d’entrée de Paris. Le bruit des roues sur les pavés résonne, mêlé aux clameurs d’un marché qui s’éveille à l’intérieur de la ville. Deux hommes en uniforme, agents des fermiers de l’octroi, se tiennent déjà à leur poste, scrutant la cargaison.

Le marchand, visiblement nerveux, descend de son attelage. Il s’attend à l’inévitable contrôle. L’un des agents, carnet à la main, demande la nature et la quantité des légumes transportés. Il jauge la marchandise avec un œil expert, note les références, puis s’approche du panier pour vérifier minutieusement les poids. Chaque kilo est une somme d’argent à payer.

Dans l’air flotte une tension palpable. Les fermiers, sous contrat avec la Ville, sont prompts à relever le moindre écart, conscients que leur bénéfice dépend de leur vigilance. Le marchand tente discrètement de négocier, arguant que la récolte a été moins abondante cette saison, mais les agents restent inflexibles. Ils lui réclament le paiement, comptant pièce à pièce.

Autour, d’autres marchands s’alignent, certains grognent, d’autres observent, résignés. Le passage des barrières d’octroi est un rituel quotidien, souvent source de retard et de mécontentement. Une vieille femme, marchande de pain, soupire en voyant la file s’allonger. Plus loin, un garçon s’affaire à remplir un registre, tandis qu’un superviseur en habit sombre note soigneusement les sommes encaissées.

Alors que la charrette reprend sa route vers le marché, le marchand jette un dernier regard inquiet vers les agents. Il sait que ce prélèvement fait partie du prix de la vie parisienne, mais il redoute déjà le prochain passage, où peut-être les fermiers seront moins cléments.

Sources bibliographiques :

Bouchary, J. (1950). L’octroi de Paris sous l’Ancien Régime et la Révolution. Paris : Éditions des Portiques.

Bouchary, J. (1956). L’octroi de Paris au XIXe siècle. Tome I : L’administration municipale. Paris : Éditions des Portiques.

Gasnier, J. (1931). L’octroi et la politique financière municipale. Paris : Rousseau.

Gaudin, G. (2003). L’État et les finances publiques en France au XIXe siècle. Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France.

Lévy, R. (1923). La suppression des octrois en France. Paris : Arthur Rousseau.

Margairaz, M. (1991). L’argent et la ville. Essai d’histoire financière de la municipalité parisienne (1900–1940). Paris : Publications de la Sorbonne.

Zylberberg, E. (2016). Taxer les marchandises pour gouverner la ville : une histoire de l’octroi municipal en France (XIXe–XXe siècle) [Thèse de doctorat, EHESS].