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Histoires d'art

Georges Petit, modèle sans portrait ? Le marchand d’art comme figure picturale de l’influence

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la figure du marchand d’art s’impose comme un acteur central du monde artistique parisien. Ce rôle de médiateur entre artistes, collectionneurs et public, longtemps secondaire, acquiert une visibilité inédite grâce à des personnalités telles que Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard ou encore Georges Petit. À la différence des deux premiers, qui ont été abondamment représentés, notamment par les peintres qu’ils soutenaient, Georges Petit se distingue par une forme d’effacement iconographique, paradoxale au regard de sa puissance institutionnelle. Peut-on dès lors parler de Georges Petit comme d’un « modèle » de peintre ? Peut-on être un modèle sans portrait ? C’est à cette question que se propose de répondre cet article, en examinant la trajectoire, la représentation et l’héritage de celui qui fut sans doute l’un des organisateurs d’art les plus influents de la Belle Époque.

Le marchand d’art Georges Petit : un rôle central dans le marché de la peinture moderne

Georges Petit (1856–1920), fils du marchand François Petit, hérite dès 1877 de la galerie familiale située boulevard de Beaux-Arts. Dès ses débuts, il affiche une ambition claire : rivaliser avec les Salons officiels et construire une alternative à la mainmise de l’État sur l’exposition des artistes. Il comprend très tôt le rôle que peuvent jouer les expositions internationales et l’internationalisation du marché.

Il développe la Galerie Georges Petit comme un haut lieu de la peinture contemporaine, en organisant de grandes expositions collectives, notamment les Expositions internationales de peinture à partir de 1882. Il y expose des artistes aussi divers que Meissonier, Carolus-Duran, Alfred Stevens ou Bouguereau, mais aussi Monet, Sisley et Pissarro, ce qui fait de lui un acteur charnière entre les académismes fin-de-siècle et les avant-gardes impressionnistes.

Ses liens sont nombreux avec les artistes majeurs de son temps : il soutient l’œuvre de Rodin, organise les rétrospectives de Monet dans les années 1889 et 1890, tout en promouvant une esthétique plus traditionnelle auprès de sa riche clientèle bourgeoise. Il se positionne ainsi comme un faiseur de goût, influent sur les carrières et sur la cote des artistes.

Un modèle sans effigie ? La présence paradoxale de Georges Petit dans l’iconographie artistique

Contrairement à Ambroise Vollard, souvent représenté assis ou en contemplation dans les ateliers de ses artistes, Georges Petit ne fait l’objet d’aucun grand portrait connu peint par les maîtres qu’il soutint. Il ne semble pas avoir posé pour Monet, ni pour Rodin, pas plus que pour Meissonier, qu’il considérait pourtant comme l’un de ses piliers artistiques.

Cette absence ne signifie pas qu’il fut invisible. Il fut caricaturé dans la presse satirique, croqué dans des dessins de revues comme Le Rire ou Gil Blas illustré, où il incarne souvent la figure du « commissaire-priseur élégant » ou du « marchand mondain ». Mais l’image qu’il laisse est avant tout médiatisée par ses espaces d’exposition : c’est dans les décors raffinés de la galerie Georges Petit que l’on peut lire sa vision artistique et sociale. Le lieu même devient un portrait implicite du marchand, entre prestige, éclectisme contrôlé et recherche du spectaculaire.

Chez certains peintres comme Jean Béraud, des scènes de vernissages ou de réceptions mondaines laissent deviner sa présence ou son aura, mais sans jamais faire de lui un sujet principal. Il devient alors une figure implicite, dont la visibilité est celle de l’autorité, non de l’effigie.

Le marchand comme modèle de rôle : stratégie, mise en scène et héritage de Georges Petit

Si Georges Petit n’est pas un modèle au sens traditionnel, il l’est pleinement dans une acceptation élargie : un modèle de rôle. Il invente une forme de présence marchande où la neutralité de façade (il n’expose pas son portrait) masque une influence forte sur le goût public. Sa stratégie repose sur trois axes :

• L’image de la galerie : Petit soigne l’architecture intérieure, les catalogues, la signalétique. Il comprend que l’accrochage est un langage, une manière de hiérarchiser les artistes, de construire des récits visuels.

• L’événementiel artistique : il professionnalise le vernissage, utilise la presse et attire la haute société. Il transforme l’exposition en un événement mondain, où les élites viennent se montrer autant que voir.

• La posture d’objectivité : là où Vollard revendique une relation personnelle avec ses artistes, Petit se présente comme un médiateur impartial, capable de faire dialoguer Meissonier et Monet, Degas et Bouguereau.

Son influence se prolonge dans les pratiques marchandes du XXe siècle. La galerie comme lieu de prestige, la multiplication des expositions thématiques, l’entrée de l’art dans la logique événementielle : autant d’héritages durables. Si son image personnelle demeure peu visible, c’est peut-être aussi parce qu’il a voulu faire de sa galerie son portrait en creux.

Georges Petit incarne une autre manière d’être modèle : non pas en s’offrant au regard de l’artiste, mais en construisant les conditions dans lesquelles les œuvres prennent sens. Son absence dans l’iconographie traditionnelle du modèle n’est pas une lacune, mais un choix stratégique de mise en scène, où le marchand devient image par ce qu’il permet, et non par ce qu’il représente. En cela, il est bien une figure centrale de l’art fin-de-siècle : une image de pouvoir sans visage.

Sources bibliographiques : 

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Ritter, C. (2019). Marchands d’art et galeries d’exposition à Paris, 1870-1914. Paris : INHA.

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