Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires d'art

Les modèles de Puvis de Chavannes : figures silencieuses d’un imaginaire symboliste

Pierre (Pierre-Cécile) Puvis de Chavannes (1824–1898) occupe une place singulière dans l’histoire de l’art français du XIXᵉ siècle : muraliste officiel pour des institutions publiques, il développe en parallèle un langage plastique épuré et archétypal qui sera lu comme une des matrices du symbolisme et de certaines filiations modernistes. Étudier les modèles dans l’œuvre de Puvis, ce n’est pas seulement recenser des visages : c’est comprendre comment l’artiste transforme des corps et des personnes concrètes en types allégoriques destinés à produire — sur les murs publics ou sur la toile de chevalet — un sentiment d’intemporalité. Cette étude se propose d’examiner les modèles identifiables (muses, compagnes, modèles professionnels), la typologie des figures employées par Puvis, son procédé préparatoire (dessins, cartons, études), et la réception/portée de cette transformation du « modèle » en archétype pictural.  

Puvis muraliste : contexte des commandes et place du modèle

Puvis doit une grande partie de sa notoriété aux vastes cycles décoratifs commandés par l’État, les municipalités et de grandes institutions (Panthéon, Sorbonne, hôtels de ville, musées provinciaux). Ces entreprises monumentales imposent à Puvis une échelle et une lisibilité qui orientent sa manière de figurer le corps humain : gestes simples, attitudes hieratiques, compositions larges, simplification chromatique et plans aplatis. La monumentalité invite à l’anonymat symbolique : les personnages doivent parler au collectif plutôt qu’à l’individu. L’importance et la réception critique de ces cycles (et leur rôle dans la construction d’une « fantaisie » nationale autour des thèmes allégoriques) ont été abondamment étudiées par la bibliographie contemporaine.   

Modèles identifiables : l’exemple de Marie Cantacuzène et de Suzanne Valadon

Marie Cantacuzène — compagne, muse et modèle

Marie Cantacuzène (princesse d’origine moldave), compagne de Puvis pendant plus de quarante ans et finalement son épouse en 1898, apparaît fréquemment dans les études et croquis de l’artiste. Elle sert de modèle pour plusieurs figures — tant dans les portraits que dans des allégories — et contribue à l’inspiration intime qui sous-tend l’iconographie contemplative de Puvis. Les études la montrent souvent en posture pensive ; certains panneaux muraux et portraits conservent son empreinte physiognomonique transformée en figure collective.   

Suzanne Valadon — la « jeune » modèle professionnelle

Parmi les modèles professionnels ayant posé pour Puvis figure Suzanne Valadon (Marie‑Clémentine Valadon), qui débuta comme modèle dans les années 1880 avant de devenir une peintre reconnue. Sa présence chez de nombreux peintres de Montmartre (Renoir, Toulouse-Lautrec, Degas…) et son passage dans l’atelier de Puvis témoignent d’un usage de modèles professionnels chez l’artiste, notamment pour des études de nu et des pastels qui servent de mémoire formelle pour les compositions ultérieures.   

Typologie des figures chez Puvis : du particulier à l’archétype

Puvis travaille à partir d’un répertoire limité de types, qui revient sous des variantes formelles et symboliques :

• Les figures féminines allégoriques — mères, muses, figures de la Patrie, de la Charité ou de la Sainte — sont traitées comme icônes calmes, aux gestes mesurés et à la physionomie adoucie ; elles sont destinées à évoquer des qualités plutôt qu’une personnalité.

• Les jeunes hommes et bergers — figures pastorales ou héroïques — tendent vers une monumentalité retenue : Puvis puise dans des proportions allongées et des poses inspirées par l’antique et la sculpture gréco‑romaine.

• Les silhouettes anonymes et collectives — groupes de travailleurs, foules idéalisées — effacent l’individualité au profit d’un sens civique ou mythique.

Cette typologie explique pourquoi beaucoup des modèles qui posèrent pour Puvis deviennent méconnaissables une fois intégrés aux dispositifs muraux : le visage réel se fond dans une figure archétypale, débarrassée des stigmates modernes. Les études préparatoires montrent comment Puvis opère cette transformation.  

Le processus préparatoire : dessins, cartons, études et mise en site

Les archives graphiques et les cartons préparatoires de Puvis (conservés en grand nombre, notamment au musée d’Orsay et dans plusieurs collections publiques) témoignent d’un protocole précis : études sur le modèle vivant (poses, nu, drapés), variations de composition, puis transposition à l’échelle murale par des cartons ou des relevés. Les dessins montrent souvent des contours nets, des simplifications formelles et une économie du détail : la chair est esquissée pour servir la masse et l’architecture de la composition plutôt que la psychologie personnelle du modèle. Les études au fusain et au pastel jouent le rôle d’outils mémoriels et typologiques plus que de portraits au sens intime du terme.  

Iconographie et études d’œuvres (exemples)

Sainte Geneviève (cycles du Panthéon)

Dans le cycle consacré à Sainte Geneviève, la figure de la sainte, bien qu’inspirée par des visages réels (études, croquis), est présentée comme une archétype protectrice et maternelle ; l’unité stylistique de l’ensemble (poses frontales, gestes calmes, palettes sourdes) illustre la manière dont Puvis neutralise l’individuation au profit du sens collectif et civique.  

Le Rêve et les petits formats

Sur des toiles de chevalet comme Le Rêve (et sur plusieurs pastels/études), on perçoit davantage la proximité du modèle vivant : les visages et les attitudes conservent parfois une empreinte plus reconnaissable. Ces œuvres montrent toutefois la même opération de purification formelle : le sujet est traité comme une apparition onirique, extraite de toute marque temporelle.  

Les grandes compositions décoratives (Poitiers, Amiens, Boston…)

Les peintures murales destinées aux espaces publics mettent en jeu des figures anonymes organisées en frise ou procession. Les modèles utilisés en atelier servent surtout de points de départ pour des types (maternité, jeunesse, travail) qui seront ensuite stylisés pour l’espace architectural.   

Réception : critiques contemporaines et héritage moderniste

À son époque Puvis fut objet d’un double regard : admiré pour la noblesse de ses grands décors (il fut considéré comme « le peintre pour la France ») et critiqué par certains pour la sérénité « froide » de ses figures. Les historiens récents ont relu cette esthétique comme un moment crucial de transition vers le symbolisme et même comme une source pour plusieurs trajectoires modernistes — Matisse, Seurat, Gauguin, Picasso y trouvant des leçons de stylisation, d’usage des aplats et d’économie expressive. L’interprétation politique de ses cycles (exercices de mémoire nationale, mythologies civiques) a aussi fait l’objet d’analyses approfondies.   

Conclusion : le modèle chez Puvis, entre présence et effacement

Chez Puvis de Chavannes, le modèle occupe une position paradoxale : nécessaire — comme matrice gestuelle et formelle — mais en même temps cible d’une opération de retrait ; le visage concret sert à constituer des archétypes destinés à parler à la collectivité. Comprendre ses modèles, ce n’est donc pas rétablir uniquement des identités individuelles (même si certaines comme Marie Cantacuzène ou Suzanne Valadon sont repérables) : c’est surtout saisir le mécanisme par lequel Puvis convertit le vécu corporel en image symbolique. Cette conversion explique l’intemporalité apparente de ses figures et leur pouvoir d’inscription dans l’espace public.

Sources bibliographiques : 

Aimée Brown Price, A. (2010). Pierre Puvis de Chavannes (2 vols.). New Haven, CT: Yale University Press.  

Shaw, J. L. (2002). Dream States: Puvis de Chavannes, Modernism, and the Fantasy of France. New Haven, CT: Yale University Press.  

Petrie, B. (1997). Puvis de Chavannes. Aldershot: Ashgate.  

Lemoine, S. (Ed.). (2002). From Puvis de Chavannes to Matisse and Picasso: Toward Modern Art (catalogue d’exposition). Milan: Bompiani / Palazzo Grassi.  

Musée d’Orsay. (n.d.). Sainte Geneviève ravitaillant Paris (Puvis de Chavannes) — notice d’œuvre. Consulté en ligne sur le site du musée.  

Centre Pompidou. (n.d.). Notice: Suzanne Valadon — modèle. Consulté en ligne sur le site du Centre Pompidou.  

Google Arts & Culture. (n.d.). Princess Marie Cantacuzène — portrait par Pierre Puvis de Chavannes (notice et image). Consulté en ligne.  

Musée d’Orsay — Service de documentation. (n.d.). La collection de dessins de Puvis de Chavannes (notice documentaire). Consulté en ligne.