Le silence de Gilles : étude d’une figure symbolique entre théâtre et mélancolie
Le personnage de Gilles occupe une place singulière dans l’histoire du théâtre et de la représentation. Issu des marges de la Commedia dell’Arte, il fut d’abord un simple acteur de farce, un type comique voué au ridicule. Mais peu à peu, surtout au tournant du XVIIIe siècle, il échappe à sa condition de masque pour devenir une figure troublante : immobile, muet, mélancolique. Cette métamorphose, rendue célèbre par le tableau énigmatique de Watteau, révèle une charge symbolique profonde. Gilles n’est plus seulement un personnage : il est un signe, un miroir, une question silencieuse posée au spectateur. À travers l’analyse de son apparence, de ses postures et de sa réception, cet article propose une lecture de Gilles comme figure liminaire entre le théâtre et l’existence, entre la comédie et l’angoisse du moi.
⸻
I. Le corps du symbole : costume, posture, regard
Ce qui frappe d’abord chez Gilles, c’est l’évidente neutralité de son apparence. Contrairement à Arlequin, dont le costume multicolore exprime la vivacité et la ruse, Gilles est vêtu d’un habit entièrement blanc, ample, presque sacerdotal. Ce blanc, qui pourrait évoquer la candeur ou la simplicité, devient une surface de projection : il efface toute appartenance, toute identité précise. Gilles n’est pas un rôle, mais un réceptacle, une figure nue, prête à accueillir tous les regards.
Cette neutralité est accentuée par la posture figée que Watteau lui donne dans son tableau (Gilles, v. 1718–1719). Debout, face au spectateur, il semble hors du jeu, sans mouvement ni intention dramatique. Il n’adresse ni geste ni parole aux autres personnages. Il est là, simplement là — présence étrange, suspendue, étrangère à la scène elle-même. Ce retrait de l’action suggère une forme de passivité fondamentale : Gilles ne joue plus. Il n’est plus acteur, mais image.
Son regard, enfin, scelle cette symbolique de l’absence. Ni rieur ni expressif, il semble fixer un point au-delà du monde visible, ou peut-être rien du tout. Il ne s’adresse pas directement au spectateur, mais semble le traverser du regard. Ce regard vide devient un abîme, un espace d’incertitude où le spectateur se sent attiré — peut-être pour y déposer ses propres affects, ses propres interrogations.
⸻
II. Le double du spectateur : entre naïveté et lucidité
C’est dans ce silence et cette immobilité que Gilles devient le reflet du spectateur lui-même. Il incarne une forme de regard intérieur, de retrait face au tumulte du monde. Là où Arlequin multiplie les stratagèmes, les jeux de langage et les déguisements, Gilles n’oppose aucune résistance. Il se laisse traverser par les situations, souvent victime des farces d’autrui. Pourtant, loin d’être un simple imbécile, il devient peu à peu une figure d’innocence désenchantée, un témoin lucide de la comédie humaine.
À cet égard, Gilles incarne le spectateur idéal : il ne prend pas part, il regarde. Il ne parle pas, il ressent. Il ne juge pas, mais laisse venir à lui les impressions. Cette posture en fait un double inversé du monde théâtral : là où tout est action, masque, parole, Gilles est silence, inaction, authenticité.
Cette ambiguïté — entre naïveté apparente et profondeur secrète — nourrit sa puissance symbolique. Gilles n’est pas dupe, mais il accepte d’être manipulé, de subir. C’est cette acceptation qui trouble, car elle fait écho à notre propre condition : celle de spectateurs dans un monde souvent absurde, souvent cruel, mais que nous contemplons sans toujours intervenir.
⸻
III. Une figure existentielle avant l’heure
À bien des égards, Gilles peut être lu comme une figure proto-moderne de la crise du sujet. Son silence n’est pas seulement absence de mot, mais refus du langage, donc refus du jeu social. En ce sens, il se rapproche de la figure du « fou sage » des traditions philosophiques, ou du melancholicus de la Renaissance : celui qui, retiré du monde, accède à une forme supérieure de conscience.
Dans la peinture de Watteau comme dans certaines pantomimes du théâtre forain, Gilles échappe à toute finalité dramaturgique : il ne provoque pas de rire franc, ne porte pas l’action, n’enseigne rien. Il est là pour être regardé, et pour faire naître un affect ambigu : un mélange de tendresse, de gêne, de tristesse douce. Il devient ainsi une figure de la condition humaine elle-même : désarmée, offerte, vulnérable.
Ce personnage annonce de nombreuses figures modernes : le clown triste du XIXe siècle, le Pierrot lunaire des symbolistes, le poète maudit en marge de la société. Il est aussi, d’une certaine manière, l’ancêtre silencieux de l’artiste moderne, en rupture avec les formes, détaché du spectaculaire, mais en quête d’une vérité intérieure. Gilles n’a pas de masque, parce qu’il est déjà le masque du vide.
⸻
Conclusion : Le symbole d’une présence absente
Le personnage de Gilles, dans sa simplicité apparente, déploie une symbolique riche et ouverte. Il est le corps du silence, la forme visible de l’absence, le miroir d’un monde sans ancrage. Il ne rit plus, il ne pleure pas non plus : il est là, entre deux états, entre deux rôles, à la frontière du théâtre et de l’existence.
C’est cette position liminaire qui lui donne sa force : Gilles n’appartient plus à la comédie, mais pas encore au drame. Il incarne le vertige du personnage qui se sait personnage, ou pire, le personnage qui ne sait même plus s’il joue.
En cela, il nous parle. Car dans son mutisme et son immobilité, il interroge notre propre présence au monde : sommes-nous acteurs ou spectateurs ? Sommes-nous masqués ou démasqués ? Sommes-nous encore en jeu, ou déjà absents à nous-mêmes ?
Sources bibliographiques :
Chaffee, J., & Crick, O. (Eds.). (2014). The Routledge Companion to Commedia dell’Arte. Routledge.
Crow, T. E. (1985). Painters and Public Life in Eighteenth-Century Paris. Yale University Press.
Didi-Huberman, G. (2017). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Éditions de Minuit.
Duchartre, P.-L. (1992). La comédie italienne en France au XVIIe siècle. Robert Laffont. (Original work published 1924)
La Rue, H. (2000). Le théâtre de la foire : du spectacle populaire à la scène littéraire. CNRS Éditions.
Posner, D. (1993). Antoine Watteau. Cambridge University Press.
Rosenberg, P., & Prat, L.-A. (1996). Watteau, catalogue raisonné des dessins (Vols. 1–3). Éditions Arthena.
Rouchon, J.-F. C. (2002). Pierrot ou les métamorphoses d’un personnage. Presses Universitaires de Grenoble.
Starobinski, J. (1974). Le Remède dans le mal : critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières. Gallimard.