Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires au détour d'une rue

Les douze sous d’Emile Zola chez le père Lathuile

Les douze sous d’Emile Zola chez le père Lathuile : quand des serveurs cultivaient une sacrée et vile rancune

 

Le quartier d’Emile Zola était la place de Clichy. Ici, à deux pas, il pouvait côtoyer les peintres impressionnistes, les auteurs de romans naturalistes. Aussi pour se retrouver, les restaurants étaient prisés. Parmi ces derniers, on retrouve le Café Guerbois, mais aussi le père Lathuile.

 

Cette situation a laissé des anecdotes étonnantes comme celles-ci : les douze sous de M. Zola.

Pour compter cette anecdote, nous nous appuyons sur un article de la France du 23 décembre 1892.

 

L’attention attirée par la venue d’un homme en cavale

« Le Père Lathuile jubile. Le Père Lathuile est un restaurant célèbre où, paraît-il, M. Arton, que recherche la police, alerte et boiteuse, se serait rendu dimanche soir, à cette fin d’exécuter quelques huîtres (pas de potage, car, dit le patron, le potage est épaississant pour les personnes enclines à l’embonpoint) plus une truite meunière, un filet Rossini (ô chanson, ô chantage !) un perdreau rôti, une salade russe (pourquoi, ô Arton, cette salade de l’alliance ?) enfin une bouteille de Sauternes, une Pomard, et poire et raisin. Tel fut, parait-il, d’après les dires du gérant, le menu d’Arton, flanqué d’une dame brune et d’un jeune blond. Aussitôt, mus par le ressort du devoir professionnel, les reporters coururent chez Lathuile, et l’un d’eux put interviewer le gérant. »

Comme on peut le constater toute publicité est bonne à prendre ! Alors, autant en profiter et mettre en avant ses spécialités : son canard, son perdreau rôti, mais aussi l’assurance de trouver une belle bouteille de vin.

En tout état de cause, on peut imaginer pour que pour l’établissement, ce fut un tel plaisir d’avoir été le lieu d’étape d’un homme suivi par la police et la presse.

 

Comment l’attention se détourne vers un autre habitué !

« Or, de ce que proféra cet homme, au cours de l’interview, je ne veux rien retenir, sinon sa profonde admiration pour la façon dont le vrai ou le faux Arton, qui s’assit à une de ses tables dimanche dernier, sut verser un généreux pour boire aux garçons avides. Et même je ne mentionnerais pas cette anecdote du bout de ma plume chroniqueuse, si par un mystérieux et incompréhensible hasard, le nom de M. Emile Zola n’était pas venu très inopinément s’accoler à celui d’Arton. En qualité de grand, illustre et merveilleux romancier, en qualité de président de la Société des gens des lettres et de candidat à l’Académie, M. Emile Zola relève de la chronique. La chronique a le droit et le devoir de sonder son cœur et ses reins, et de juger ses actes. Or, il apparaît que la conduite ordinaire de M. Emile Zola ne convient pas beaucoup à M. le gérant du Père Lathuile. »

On sent qu’à la différence de ce M. Arton, Emile Zola n’était pas si bien vu que cela par les serveurs du restaurant du père Lathuile.

 

L’ardoise de M. Zola

« Ce directeur de cuisine s’établit directeur de conscience, et, à la façon d’un commissaire d’enquête, il vitupère les actes qui lui paraissent blâmables, et n’hésite pas à livrer à la publicité la plus indiscrète la conduite de M. Emile Zola qui, paraît-il, fréquente cet établissement où l’on a vu Arton, ce dimanche dernier, et où apparut également « Mme Fenayrou, avant le crime » (sic). Ce patron de restaurant, dont l’indulgence s’épanouit sur Arton et même sur Mme Fenayrou, devient particulièrement féroce à l’égard de Zola. On pourrait s’imaginer que Zola a laissé quelque ardoise non payée au Père Lathuile. Hâtons-nous de dire qu’il n’en est rien. Il a, diront quelques bonnes âmes, il a peut-être lancé des discours naturalistes capables d’effrayer la clientèle du lieu, quelque chaste Fenayrou, quelque très austère Arton. Pénible situation ! Pourrait-on affirmer alors que celle d’un patron du Père Lathuile, obligé de rappeler au respect des convenances le père de l’Assommoir, en face d’un public si merveilleusement choisi. Eh bien, citoyens et citoyennes, il ne s’agit pas de cela, en vérité, et la culpabilité de M. Zola ne vient point de ses paroles, mais de ses actes. »

 

Quels reproches faire à Zola ?

Ne pas boire assez ?

« Aussitôt vous vous imaginez que cet illustre auteur s’est livré à des gestes incohérents et dénués de morale. Point. Zola parle avec douceur, avec des manières exquises de poète. Sa brutalité, il la laisse en ses œuvres et ne la porte point sur lui. Ce fameux écrivain qu’on t’a présenté, ô peuple, en maintes caricatures, comme un égoutier, n’est qu’un doux et pacifique observateur employant le langage le plus discret dans les restaurants pour réclamer le sel ou la moutarde, et commander, un dessert de fromage et de confitures.

Qu’est-ce donc d’étrange qu’il a commis, chez Lathuile, ce Zola redoutable ? D’abord sachez que Zola ne boit point ou ne boit que de l’eau. Première gaffe dans un restaurant où le sommelier espère bien, quand vient un homme célèbre, déboucher un faux saint-julien 1862, ou quelque lacryma-christi fabriqué à Cette. Pour le sommelier, l’homme de lettres est un buveur sans relâche, quelque chose comme l’Intrépide Vide Bouteille que célébrèrent les revues de fin d’année… Aussi, quand ce sommelier voit un auteur refuser son léoville-bourgeois ou le tavel qu’il propose, il s’imagine aisé ment et dit volontiers : « Faut-il qu’il se soit saoulé avant de venir, pour boire de l’eau à son repas ! » »

Les habitués du blog Histoires-de-Paris se souviennent probablement des agapes monumentales des auteurs romantiques chez à la mère Saguet. Là, au-delà des barrières de Montparnasse, Victor Hugo et son frère, Béranger et consort s’en donnaient à cœur joie. Et ils ne buvaient pas que de l’eau.

 

Le refus du pourboire pour les serveurs ?

Mais ce n’est point à cela que se borne la faute de Zola chez Lathuile. J’extrais ces simples mots de l’interview subie par le patron : « En tout cas, Arton est plus généreux que M. Zola, qui vient ici souvent, et ne donne que douze sous de pourboire. La voilà bien la faute suprême de Zola, la voilà bien ! douze sous ! Douze sous de pourboire ! Vous pensez si les garçons de restaurant et le restaurateur, qui partage le tronc avec ses garçons et les caissières qui ont tant pour cent sur le pourboire, méprisent cet homme de lettres. Un financier, un voleur, une fille publique, un rastaquouère ! à la bonne heure ! Ce n’est pas douze sous, mais le reste de la monnaie (sic) que déversent ces consommateurs. L’homme de lettres pingre s’en va, après avoir revêtu son paletot, sous l’anathème de ces braves gens. Or, le pourboire, c’est le pot-de-vin. Habitué aux gros pots-de-vin, Arton potdevine avec grâce. Emile Zola, subissant simplement un usage absurde, a bien raison pleurer ses douze sous, qui, ne satisfaisant pas la valetaille, lui l’ont encore subitement une auréole de grippe-sou. A la place de Zola, je ne donnerais jamais plus de deux sous à ces avides. »

A quoi se joue une réputation ! A son côté pingre vu par des restaurateurs dont on devine tout de même qu’ils devaient servir plutôt deux fois qu’une. Les impressionnistes, les naturalistes vivaient bien. Alors autant en profiter.

 

La morale de l’histoire

« En qualité de président de la Société des gens de lettres, je demanderais qu’un règlement imposât à tous les écrivains le devoir de ne verser que dix centimes pour la forme, pour la mode, et de réserver pour les écrivains pauvres le sur plus de ces douze sous. Car, en somme, ce patron de restaurant est le même homme qui trouvera absurdes les pots-de-vin de vingt mille francs offerts à des députés et fera tranquillement sa fortune, en partageant le tronc des pourboires avec ses garçons, tandis qu’un état de pauvres écrivains n’auront pas un bock à se mettre sous la dent. Ce restaurateur, nourri de pourboires abusifs, deviendra juge au tribunal de commerce, et les garçons qui tendent la main aux financiers et aux prostituées, méprisant l’homme de lettres, dont la fortune, si fortune il y a, vient d’un labeur acharné, seront les plus durs, les plus acariâtres, les plus tyranniques des despotes contre le passant qui, ayant pris un verre de six sous, n’aura que cinq sous dans sa poche. Et ces gens qui adorent l’argent, uniquement l’argent, s’étonnent que l’argent les opprime. Et, dans leurs propos, ils osent railler l’homme qui n’est pas généreux parce qu’il n’est pas voleur, tout en révérant le voleur qui peut être aisément généreux. Et dire que du haut en bas, c’est même chose, qu’on méprise le pauvre parce qu’il n’a que de la vertu et pas d’argent, et qu’on méprise aussi l’homme riche, parce qu’il a de l’argent et pas de vertu. Ça devient drôle, comme dilemme. »

 

Sources bibliographiques :

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