Le tarot à la cour de France : entre jeu, pouvoir et mystère
Le tarot fascine aujourd’hui par ses images mystérieuses et son usage divinatoire, mais son histoire plonge ses racines bien plus profondément dans la culture aristocratique européenne. Bien avant de devenir l’outil ésotérique que l’on connaît, il fut d’abord un jeu de cartes prisé par les élites, notamment à la cour de France, où il fut introduit comme un divertissement raffiné. À la croisée des cultures italienne et française, le tarot a connu une évolution singulière, oscillant entre pur loisir, objet d’art et support de méditation symbolique. Que nous révèle donc l’histoire du tarot sur les goûts, les pratiques et l’imaginaire des cours royales françaises ? Cet article se propose d’explorer l’introduction du tarot à la cour de France, son statut de jeu noble, ses dimensions symboliques et sa transformation progressive en instrument d’ésotérisme.
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Des origines italiennes à l’introduction en France : le tarot, un jeu de cour
Une naissance aristocratique en Italie
Le tarot trouve ses origines au XVe siècle dans les milieux aristocratiques de l’Italie du Nord. Les premiers jeux de tarot connus sont les magnifiques jeux dits Visconti-Sforza, commandés par les grandes familles princières de Milan et de Ferrare. Composé de 78 cartes, ce jeu intégrait déjà des figures allégoriques inspirées de la philosophie, de la religion et de l’ordre social — une innovation majeure par rapport aux jeux de cartes traditionnels.
Le tarot se distingue alors par la présence des atouts (ou triomphes), aujourd’hui appelés arcanes majeurs, qui introduisent une hiérarchie symbolique : la Roue de Fortune, la Mort, le Soleil, la Justice… Ces images étaient comprises à la lumière de la culture humaniste et médiévale, et souvent lues comme des représentations du parcours de la vie humaine, de l’ordre cosmique ou des vertus.
L’arrivée en France : entre mythe et réalité
La présence du tarot en France est attestée dès la fin du XVe siècle. Un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France mentionne un jeu de tarot ayant appartenu au roi Charles VI. Ce jeu, aujourd’hui désigné sous le nom de Tarot de Charles VI (ou Tarot Gringonneur), fut longtemps considéré à tort comme une commande du roi lui-même vers 1392, mais il s’agit probablement d’un ouvrage florentin du XVe siècle. L’attribution à Charles VI relève donc davantage du mythe que d’une réalité historique établie.
Quoi qu’il en soit, c’est bien dans les milieux de cour — noblesse, hauts fonctionnaires, artistes protégés — que le tarot se diffuse en France. Il reste un jeu rare, coûteux à produire, réservé à une élite cultivée.
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Le tarot comme divertissement aristocratique
Un jeu de société raffiné
Au XVIe siècle, le tarot devient un jeu de cartes apprécié dans les salons de la cour de France. À cette époque, les cartes sont souvent peintes à la main, parfois enrichies à la feuille d’or, et utilisées dans des contextes mondains. Le tarot est alors connu sous le nom de jeu des triomphes, et son usage se distingue des jeux plus populaires comme le piquet ou la triomphe (un jeu de levées précurseur du bridge).
La cour des Valois, notamment sous Catherine de Médicis, puis celle des Bourbons, ont contribué à maintenir le tarot comme une forme de divertissement aristocratique. Les parties s’accompagnaient souvent de conversations spirituelles, de commentaires érudits sur les figures représentées, voire de mises en scène allégoriques, comme celles pratiquées dans les ballets de cour ou les fêtes galantes.
Les règles du jeu et leur évolution
Les règles du tarot ont varié selon les régions et les époques. En France, le jeu s’est codifié au XVIIe siècle avec ce que l’on appelle aujourd’hui le tarot français, joué à quatre, avec la particularité du petit (le 1 de l’atout) considéré comme la carte maîtresse à protéger. Ce jeu, codifié plus tard dans la version tarot de Marseille, intègre une série d’atouts numérotés de I à XXI, et un fou ou excuse.
Mais à la cour, l’intérêt dépassait souvent le simple cadre des règles : on appréciait le tarot pour sa richesse iconographique, ses possibilités de commentaires moraux ou philosophiques, et sa capacité à refléter les hiérarchies du monde social et cosmique.
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Un objet symbolique et ésotérique à la croisée des cultures
Un langage d’images codées
Les figures du tarot, en particulier les arcanes majeurs, s’inspirent d’un imaginaire profondément médiéval et humaniste. Le Bateleur, la Papesse, l’Empereur, la Maison Dieu, la Tempérance, etc., constituent une sorte de théâtre du monde, un miroir des vertus et des vices, des puissances célestes et des destinées humaines.
À la cour, on pouvait s’adonner à des lectures symboliques ou morales des cartes, dans une tradition proche des emblèmes, très en vogue au XVIe siècle. Certaines figures évoquaient des allégories politiques (la Justice, la Force), d’autres des références religieuses (la Papesse, le Jugement), d’autres encore des leçons de fortune ou de prudence.
De la cour à l’ésotérisme des Lumières
C’est au XVIIIe siècle que le tarot quitte progressivement le simple domaine du jeu pour devenir un support de spéculation ésotérique. Le tournant est amorcé par Antoine Court de Gébelin, un érudit de la fin du XVIIIe siècle, qui, dans son Monde primitif, affirme que le tarot est une survivance de la sagesse égyptienne. Selon lui, les arcanes majeurs contiennent des secrets hermétiques transmis par les prêtres de l’Égypte antique.
Cette lecture fantasmée, sans fondement historique, aura pourtant une influence considérable. Le tarot devient un objet de divination, de connaissance cachée, de science occulte. À partir du XIXe siècle, des figures comme Eliphas Lévi et Papus poursuivent cette tradition, souvent en lien avec des sociétés initiatiques (rosicruciens, francs-maçons, martinistes).
Mais cette mutation n’est pas sans lien avec la culture de cour : le goût de l’allégorie, du symbole, du secret et de la mise en scène, hérités des pratiques aristocratiques, forment le terreau culturel sur lequel va germer l’ésotérisme tarotique.
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Le tarot, reflet de la cour et de ses représentations
Un miroir des structures sociales
Le tarot, en tant que jeu structuré par une hiérarchie — rois, reines, cavaliers, valets, atouts — reproduit l’organisation féodale et monarchique du monde. Les figures royales ne sont pas de simples pions : elles représentent l’ordre social, politique et moral. La présence d’un Empereur et d’une Impératrice, aux côtés d’une Papesse et d’un Pape, reflète aussi bien la dualité du pouvoir temporel et spirituel que les tensions internes à la monarchie française.
Un théâtre de la destinée
Les cartes du tarot, souvent interprétées comme un voyage initiatique, pouvaient être vues comme une mise en scène de la condition humaine — depuis le Bateleur (début du parcours) jusqu’au Monde (accomplissement). À la cour, où la place sociale était à la fois stable et menacée, où la faveur pouvait se perdre en un jour, ce théâtre de la fortune et de la chute trouvait une résonance particulière.
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Le tarot, bien avant de devenir un outil de divination populaire, fut un objet de luxe, un jeu intellectuel et artistique cultivé à la cour de France. À travers ses images codées, il reflétait l’univers mental d’une élite attachée à la hiérarchie, au symbole, au pouvoir de la représentation. Loin de n’être qu’un divertissement, il fut aussi un miroir des tensions de son temps : entre destin et volonté, ordre et désordre, savoir et mystère. Héritier des cours princières, nourri d’allégories médiévales, il s’est ensuite transformé, à l’ère des Lumières et du romantisme, en un artefact ésotérique, prêt à révéler à chacun les secrets de sa propre vie. Mais n’est-ce pas, en définitive, ce que l’on attendait déjà de lui, dans le secret des salons de la cour ?
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Sources bibliographiques :
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Kaplan, S. R. (1978). Tarot Cards: The Origins, Meaning and Uses of the Cards. Harper & Row.
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O’Neill, R. V. (1986). Tarot Symbolism. Fairway Press.
Chartier, R. (1990). Les usages de l’imprimé (XVe-XIXe siècle). Fayard.
Lebrun, F. (2000). La vie quotidienne au temps de Louis XIV. Hachette.
Marchetti, C. (2011). Jeux de cartes et société à la Renaissance. Presses universitaires de Rennes.
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