Les modèles de Pierre‑Auguste Renoir : visages, corps et complicités au cœur de l’impressionnisme
Renoir et la quête de la beauté vivante
Pierre‑Auguste Renoir (1841–1919), figure centrale de l’impressionnisme, a fait du modèle vivant le cœur battant de sa peinture. Chez lui, la lumière n’est jamais dissociée d’une peau, d’un tissu, d’un geste ; la couleur, d’une présence. Le modèle n’est pas seulement un « prétexte » à la vibration de la touche : il est partenaire, complice, parfois moteur des inventions formelles. De la muse des premières années aux portraits mondains, des scènes de plein air aux grands nus tardifs, ce sont des femmes, des hommes et des enfants — proches, amis, professionnelles, commanditaires — qui donnent à l’œuvre son souffle humain.
Les proches et amis : un cercle familier
Renoir puise d’abord autour de lui. Aline Charigot, couturière d’Essoyes devenue son épouse, est l’un de ses modèles favoris : on la reconnaît, rayonnante, serrant un petit chien, dans Le Déjeuner des canotiers (1880–1881), puis dans de nombreux portraits intimes et scènes maternelles. Avec leurs enfants — Pierre, Jean, puis Claude dit « Coco » — Renoir construit une iconographie domestique d’une grande tendresse : Gabrielle et Jean (vers 1895), Madame Renoir et son fils Pierre, ou les jeux d’enfants dans le jardin.
Au sein du groupe impressionniste, les amis artistes apparaissent çà et là : Renoir peint Monet en plein air à Argenteuil, et la sociabilité d’atelier infuse ses grandes scènes collectives. Dans La Loge (1874), la jeune femme au balcon — que plusieurs chercheurs ont rapprochée d’une modèle de l’atelier, parfois identifiée comme « Nini » — voisine avec un compagnon dont l’allure a été rapprochée d’Edmond Renoir ; l’identification exacte demeure discutée, ce qui rappelle combien la mémoire des modèles circule entre document et hypothèse.
Les modèles professionnels : invention d’un idéal, constellations de visages
Parmi les modèles de métier, Lise Tréhot domine les années 1866–1872 : elle incarne une féminité à la fois sensuelle et sobre (Lise à l’ombrelle, Lise cousant), qui permet à Renoir d’explorer la chair diaphane, l’éclat des blancs, les contrastes d’ombre feuillue. Dans les années 1890, Gabrielle Renard, cousine d’Aline devenue nourrice des enfants, pose inlassablement : Gabrielle à la rose, Gabrielle et Jean, Gabrielle en blouse blanche. Sa physionomie franche, ses gestes simples, deviennent un alphabet de poses familières où Renoir règle la relation entre carnation et tissu.
S’ajoutent des actrices et danseuses — Jeanne Samary, égérie de la Comédie‑Française, revient en portraits et en scènes de jardin —, des modèles anonymes issus des agences parisiennes, et des jeunes femmes des environs des ateliers. Renoir privilégie des visages ronds, des bouches charnues, des coiffures souples : un type féminin qu’il décline et affine sur plusieurs décennies.
Modèles et société parisienne : portraits mondains, théâtre et Opéra
Parallèlement, Renoir répond aux commandes d’une élite cultivée. Madame Charpentier et ses enfants (1878) consacre la réussite d’un portrait mondain qui demeure pourtant intimiste : le velours, les satins, le chien, les jeux d’enfants composent une scène de sociabilité. Le peintre fréquente salons, loges et cafés‑concerts ; il capte la société du spectacle — spectateurs, comédiennes, danseurs — et condense la modernité du vêtement dans des images devenues iconiques.
Les triptyques de la danse — Danse à la ville, Danse à la campagne, Danse à Bougival (vers 1883) — mobilisent des couples dont l’identité exacte fait débat (on a proposé Suzanne Valadon pour Bou gival, Aline pour À la campagne, et Paul Lhote pour la figure masculine), signe d’une circulation fluide entre amies, comédiens, modèles et proches. L’essentiel, pour Renoir, est la tenue du geste : l’inclinaison, la main sur l’épaule, l’enchevêtrement des étoffes.
Thématiques picturales et fonctions du modèle
Plein air et scènes de groupe
Dans Le Bal du moulin de la Galette (1876) et Le Déjeuner des canotiers, les modèles — amis, habitués, hôteliers, comédiennes, compagnes — forment des constellations de figures. Renoir y éprouve la fragmentation lumineuse, les taches de soleil à travers feuillages, la circulation des regards. L’identification des visages (Aline, Gustave Caillebotte, Alphonsine et Alphonse Fournaise, Ellen Andrée, etc.) demeure en partie discutée, mais le principe est clair : la figure, multipliée, fait tenir l’espace.
Le nu comme tradition réinventée
À rebours de l’ascèse impressionniste, Renoir revient avec insistance au nu, du long séjour italien (vers 1881–1882) aux grands cycles tardifs. La carne picturale (pâte onctueuse, modelé en « porcelaine », chairs rosées) cherche une monumentalité classique, synthèse de Raphaël, Ingres et de sa propre sensualité chromatique (Les Grandes Baigneuses, 1884–1887 ; puis la floraison de baigneuses au tournant du siècle). Les modèles — souvent anonymes, parfois les mêmes que dans les scènes familières — deviennent types : épaules rondes, hanches pleines, coudes en appui.
Portraits intimistes et « petits métiers » du modèle
Dans les intérieurs, Renoir capte la respiration d’un visage : Jeanne Samary en buste, Jeune fille au ruban bleu, Gabrielle au miroir. Le modèle y est l’occasion d’études de matières (dentelles, mousselines, rubans) ; de micro‑dramaturgies (un livre, une fleur, un chien). Dans quelques toiles, le peintre montre aussi l’activité même de la pose (repos entre deux séances, modèle au peignoir), rappelant que le métier de modèle est une réalité concrète de l’atelier parisien.
Héritage et perception des modèles de Renoir
Les modèles de Renoir ont façonné une imagerie de la féminité et de la convivialité qui marque durablement l’imaginaire collectif. Les recherches récentes ont affiné des identifications (rôle de Lise Tréhot, place de Gabrielle Renard, richesse de la présence d’Aline et des enfants), nuancé d’anciennes lectures (attribution des visages dans les grandes scènes), et interrogé la politique du regard (rapports de classe et de genre, agency des modèles). L’héritage est double : pictural — une sensualité de la touche qui irrigue le XXᵉ siècle — et social — la reconnaissance des modèles comme co‑auteurs d’un univers visuel.
Conclusion
Des bords de Seine aux salons parisiens, du jardin d’Essoyes aux baignoires imaginées, les modèles de Renoir donnent chair à la lumière. Leur diversité — amantes, épouses, enfants, amies comédiennes, professionnelles de la pose, commanditaires — explique la variété d’accents d’une œuvre où l’intime et le public communiquent constamment. Chez Renoir, peindre le monde, c’est d’abord vivre avec : installer, grâce aux modèles, une communauté d’yeux, de gestes et de couleurs où la peinture, loin d’être un enregistrement, devient une manière d’habiter les visages.
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