Histoires de Paris

A chaque coin de rue de Paris, des histoires… souvent revues, réadaptées mais fascinantes

Histoires au détour d'une rue

Jean Marie Lathuile

Jean Marie Lathuile : le père emblématique Lathuile qui nourrissait les batignollais et parisiens des environs

 

Voici un homme institution ! Ce nom ne vous dit rien peut être, même si vous habitez dans des quartiers proches de la place de Clichy et que vous appréciez les restaurants des petites rues tout autour des IXe, XVIIe et XVIIIe arrondissement.

Et pourtant, il fut aussi important pour ce lieu que le fameux Gaumont Palace, la bataille de la place de Clichy, le café Guerbois… Sa vie incarna en quelques sortes les péripéties de son siècle, le XIXe, dans ce quartier qui regroupa après sa mort les impressionnistes et les écrivains naturalistes.

Pour nous rendre compte de son importance, nous démarrons en reprenant la nécrologie rapportée dans le Figaro du 27 novembre 1864.

 

Un quartier totalement sonné par la mort de Jean Marie Lathuile

« Mardi dernier, le marché pittoresque des Batignolles, aligné sur les larges trottoirs, du boulevard extérieur au bas de l’avenue de Clichy, avait un aspect inaccoutumé. Dans la Grande-Rue, surtout, le trouble était manifeste. Les marchands criards mettaient une sourdine à leur voix, les acheteurs chuchotaient devant les étalages, les passants s’arrêtaient en prêtant l’oreille : le long frisson d’une nouvelle qui se répand courrait sous les tentes.

Quel accident pouvait agiter ainsi la tranquille province des Batignolles ? Je ne l’appris que le soir, chez un gourmet de mes amis, à qui l’on vint apporter le large pli noir d’une lettre mortuaire. Alors nous avons là : « Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de M. Jean-Marie Lathuile, décédé le 22 novembre 1864, dans sa soixante-septième année, en sa maison, Grande Rue… etc. » Le père Lathuile était mort !

 

Il y a quinze jours à peine, sur la porte du restaurant sans devanture et verni d’un gris élégant, mais sévère, dont ce nom, le père Lathuile, connu de tous les Parisiens, était la seule enseigne, vous l’auriez vu encore. Grand, puissamment charpenté, enveloppé d’une longue redingote, les cheveux encore noirs, plantés bas et coupés ras, souvent couverts d’un chapeau de feutre mou, l’œil gris sous un sourcil épais, le nez droit et fort, la tête carrée, tel était ce mort d’aujourd’hui, qui, avant sa célébrité de restaurateur, avait conquis, en des jours de luttes historiques, la réputation de jeune héros de barrière. »

 

Le souvenir d’un héros

« C’était en 1814 [NDLR : En 1814 en réalité]. Le fameux restaurant des Batignolles n’était alors qu’une guinguette, un petit comptoir de marchand de vins où le père de Jean-Marie trônait obscurément. Celui-ci avait dix-huit ans… et les Prussiens étaient à la porte de Clichy. Le bonhomme Lathuile avait sa tête de patriote près du bonnet ; il mit, par son exemple, le feu à la jeunesse de son fils comme à un baril de poudre, et l’ennemi se ressentit de l’explosion. Dès le premier jour, Jean-Marie revenait à la guinguette paternelle au galop d’un cheval : il avait démonté un Prussien. A peine parlait-on de se rendre qu’il défonçait en pleine rue trente barriques de vin, de peur qu’il en restât un verre à la soif des alliés.

Il courait au danger, au dire des Batignollais ses contemporains, avec l’audace et l’énergie qui avaient fait naguère les Ney et les Murât, et si, — l’ennemi repoussé, — la guerre avait pu se rallumer avec quelque avantage, il serait peut-être devenu à son tour, en quelques coups de sabre, le général Lathuile. Mais Paris avait capitulé. Jean-Marie ne devait que donner plus d’éclat au nom du simple marchand de vins de la Grande Rue et s’appeler lui-même le père Lathuile jusqu’à sa mort. Après tout, nos soldats d’Afrique appelaient bien leur général le père Bugeaud ! C’est la familiarité de la gloire. »

 

L’homme d’affaires avisé qui avait attiré dans son jardin des grands noms

« Au milieu du bouleversement de la Restauration, le cabaret était d’abord le lieu de rendez-vous de quelques moustaches grognardes, de quelques boutonnières obstinément fleuries d’œillets. Puis la galanterie, qui commençait à pouvoir filer en paix, sans trompettes ni tambours, ses intrigues et ses aventures, vint s’ébattre hors barrière, dans les bosquets et le jardin de Lathuile ; car il y avait, à cette époque primitive, un jardin et des bosquets. Le marchand de vins ajouta à son nom la qualité de traiteur.

Vers 1830, la littérature, cette vagabonde qui sème la fortune partout où elle passe, et, seule, n’en récolte rien, envahit le cabaret des Batignolles. Les dandys même du monde littéraire, Musset, en habit vert, à boutons luisants ; Roger de Beauvoir, en gilets multicolores et en transparents éclatants, franchirent gaiement la barrière. Le père Lathuile était décidément inventé… 

Des fantaisistes titrées, piquées des mouches de la Régence, ne craignirent pas de s’y compromettre : les actrices les suivaient, les filles à la mode arrivaient sur les talons des actrices. L’humble établissement du traiteur semblait indigne de toute cette fringante clientèle. Jean-Marie, le démonteur de Prussiens et enleveur de chevaux, était devenu un fin commerçant : il fit bâtir le restaurant que nous connaissons en lui laissant l’enseigne populaire du cabaret.

Les Batignolles avaient leur Véfour, et un Véfour dont l’air comme il faut rassura les bourgeois timorés. Le monde de la fantaisie s’éloignait, mais les bourgeois accouraient des quatre coins de Paris tous les dimanches, et il fut bientôt du bel air chez les plus gros rentiers de ne marier leurs filles que chez le père Lathuile. Si bien, qu’en mariant la sienne, le père Lathuile put confier tranquillement le gouvernement de la maison à son gendre et se reposer sur son million. Le repos l’a tué : il est mort d’une paralysie au cerveau. L’héritage du restaurateur-roi des Batignolles est tombé en quenouille. Il n’y a plus que des Gauthier-Lathuile, comme il ne reste que des Chabot-Rohan ! »

 

Le membre illustre d’une dynastie de restaurateurs

En réalité Jean Marie Lathuile appartenait à une famille de propriétaires fonciers des Batignolles. Ses ancêtres exploitaient une ferme, composée d’un grand nombre d’animaux, au XVIIIe siècle. Ils fournissaient leurs productions à ce Paris qui grandissait toujours et était toujours plus consommateur.

Puis, au fur et à mesure du rapprochement de Paris, notamment lors de la construction du mur des fermiers généraux, ils transformèrent leur activité. Ils ouvrirent une guinguette, proposant aux parisiens en mal de campagne de trouver une peu de bonne chair et du vin au vert. Ils aménagèrent leurs jardins pour recevoir les noces et les fêtes de toutes sortes, tant personnelles que professionnelles.

C’est à ce moment que Jean Marie Lathuile prend le relais. Le quartier continue sa progression et finit par être absorbé par Paris, d’abord par les maisons qui poussent toujours plus loin, puis administrativement au Second Empire. La population ouvrière continue son chemin vers les périphéries, remplacée par une autre plus aisée. Aussi, Jean Marie Lathuile suit le mouvement en faisant monter en gamme son établissement.

Par la force des choses, par sa personnalité et par la période, il devient peu à peu cette forte tête du quartier qui donnera par la suite à de nombreuses réinterprétations de sa figure.

 

Sources bibliographiques :

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